Espace

ESPACE

(A Gerardo Diego, qui fut juste comme critique, en situant le « Premier fragment» de cet Espace lors de sa publication au Mexique, il y a des années. En reconnaissance lyrique pour la constante honnêteté de ses réactions.)

PREMIER FRAGMENT

«Les dieux n’ont pas eu d’autre substance que celle que j’ai moi-même. » J’ai, comme eux, la substance de tout ce qui a été vécu et de tout ce qui reste à vivre. Je ne suis pas seulement un présent, mais une fugue torrentielle, de bout en bout. Et ce que je vois, de part et d’autre, dans cette fugue (avec des roses, des ailes brisées, de l’ombre et de la lumière) n’appartient qu’à moi, souvenir et désirs bien à moi, pressentiment, oubli. Qui sait mieux que moi, qui, quel homme ou quel dieu peut, a pu, ou pourra me dire à moi ce que sont ma vie et ma mort, ce qu’elles ne sont pas ? Si quelqu’un le sait, je le sais mieux que lui, et si quelqu’un l’ignore, mieux que lui je l’ignore. Une lutte entre cette ignorance et ce savoir, voilà ma vie, sa vie, voilà la vie. Passent des vents comme des oiseaux, des oiseaux comme des fleurs, des fleurs soleils et lunes, des lunes soleils comme moi, comme des âmes, comme des corps, des corps comme la mort et la résurrection ; comme des dieux. Et je suis un dieu sans épée, sans rien de ce que font les hommes avec leur science ; seulement avec ce qui est le fruit de la vie, ce qui change tout ; oui, de feu ou de lumière, de lumière. Pourquoi mangeons-nous et buvons-nous autre chose que lumière ou feu ? Si je suis né dans le soleil, et si de lui je suis venu ici dans l’ombre, suis-je fait de soleil et comme lui ai-je le pouvoir d’éclairer ? Ma nostalgie, comme celle de la lune, est d’avoir été soleil d’un soleil un jour et de le refléter, sans plus, maintenant. Passe l’iris en chantant comme moi. Adieu iris, iris, nous nous reverrons, car l’amour est un et seul et il revient chaque jour. Qu’est cet amour de tout, comment m’est-il né du soleil dans le soleil, de moi en moi ? La mer était tranquille, le ciel en paix, une lumière divine et terrestre les fondait en un clair argent, une immensité d’or, une double et unique réalité ; une île flottait entre les deux, sur tous les deux et sur aucun, et une goutte de cet iris élevé gris perlé tremblait sur elle. C’est là que doit trembler pour le message de ce qui ne me parvient jamais d’ailleurs. C’est dans moi cette île, cet iris et ce chant que j’irai, espérance magique, cette nuit. Quelle inquiétude chez les plantes au pur soleil, tandis que, retournant à moi-même, je souris en retrouvant enfin le jardin abandonné ! […] Monde offert, univers magique, et tout entier pour les autres et pour moi ! Moi ! Moi, univers immense, en toi et au-dehors, certitude d’immensité ! Images d’amour dans la présence concrète ; grâce suprême et gloire de l’image, allons-nous faire de l’éternité, allons-nous faire l’éternité, allons-nous être éternité, allons-nous être l’éternité ? Vous autres, images, et moi, nous pouvons créer l’éternité une fois ou mille, quand nous voudrons ! Tout est à nous et ne finit jamais ! Amour, avec toi et avec la lumière tout est possible, et ce que tu fais, amour, ne finit jamais!

Juan Ramón Jiménez, Espace, José Corti éditeur, traduction Gilbert Azam.

Le poète, né en 1881 et mort en 1958, a reçu le prix Nobel de littérature en 1958.  Opposant au régime franquiste, il est mort en exil à Porto Rico.

Gilbert Azam (1940-1986), poète et traducteur, a consacré sa thèse à l’œuvre de Juan Ramón Jiménez :  L’oeuvre de J. R. Jiménez  : continuité et renouveau de la poésie lyrique espagnole, Université de Lille III, 1980.

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Le rebelle solitaire

Une œuvre d’art ne REPRESENTE pas, n’est pas une métaphore ou une allusion : elle est soi. Ce que nous nommons une œuvre plastique n’est pas une preuve ou une épreuve ou une image de quelque concept ou être préexistant, elle n’est ni un signe ni un symbole. La nature peut « lui servir », mais elle ne sert ni n’imite la nature. Ceux qui, dans un même souffle, parlent de l’art et de la vie, pour établir parallèles ou comparaisons, ignorent et le sens de la vie et celui de l’art. La plus fameuse erreur fut de pervertir l’art en tentant de lui faire exprimer une abstraction de l’intellect. Une forme contient ses propres abstractions, et sa philosophie qui doit rester pure de tout alliage ou servitude.

14 juillet 1947

Jean de Boschère, Journal d’un rebelle solitaire, Rougerie, 1978, p. 105-106.

La Nuit étoilée, Marie Alloy, collection particulière, 130 X 97 cm, avec autorisation de l’artiste © ADAGP

 

 

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Jean-Michel Frank

Quand j’ai pensé à vous écrire cette lettre, je ne savais pas si vous étiez vivant ou mort. Et puis j’ai appris votre mort. Elle était prévisible, annoncée par la délicatesse de votre dernier livre, et surtout de son titre : Dernier dernier nuage. Vous aviez le génie des titres. Un autre ici m’éclaire : Dieu protège les roses ! Les deux livres sont dans un coffre-fort qu’il y a dans la banque des nuages. Je vous ai lu dix fois, ça ne s’éclairait pas, et puis tout d’un coup le soleil a explosé en silence sous mes yeux. J’ai tout compris. Est-ce que «comprendre » est le mot ? Je n’en suis pas sûr. Disons que tout d’un coup je suis rentré dans votre cœur.

Christian Bobin, Le Monde des religions, juillet 2013.

Jean-Michel Frank est né en 1922 et mort en 1988. Ses poèmes ont été publiés par Gallimard et Obsidiane, deux livres ont paru aux éditions Grasset.

“Jean-Michel Frank (1922-1988) aura donné neuf livres de son vivant, plus un posthume. C’est Jean Paulhan qui l’avait découvert, publiant son premier ouvrage dans la fameuse collection “Métamorphoses”, en 1960. Le prix Max Jacob lui échoit en 1981, comme par mégarde car c’est un auteur ignoré de la critique, bien que ses poèmes, d’une extrême délicatesse et teintés d’humour subtil, soient tenus en grande estime par Yves Bonnefoy, Lorand Gaspar, Jean Grosjean ou encore Philippe Jaccottet.” (Présentation de l’anthologie parue chez Obsidiane)

Les éditions Obsidiane, fidèles à sa poésie, ont publié en 2018 une anthologie, avec une postface de Philippe Jaccottet.

Cette poésie est d’une extrême délicatesse, c’est sans doute la raison pour laquelle la critique l’a ignorée, dans notre époque de vacarme publicitaire.

Philippe Jaccottet a présenté plusieurs de ses poèmes dans son anthologie de poésie française contemporaine publiée par La Dogana.

Jean-Michel Frank

 

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Se tuer pour vivre !

 

LA MARÉE DONNE LES FILLES, LA BOUCHERIE FAIT LES GARÇONS ; LE BOULANGER EST LE PÈRE DE LA PENSÉE.
Les destinées d’un peuple dépendent et de sa nourriture et de son régime. Les céréales ont créé les peuples artistes. L’eau-de-vie a tué les races indiennes. J’appelle la Russie une aristocratie soutenue par l’alcool. Qui sait si l’abus du chocolat n’est pas entré pour quelque chose dans l’avilissement de la nation espagnole, qui, au moment de la découverte du chocolat, allait recommencer l’empire romain ? Le tabac a déjà fait justice des Turcs, des Hollandais, et menace l’Allemagne. Aucun de nos hommes d’État, qui sont généralement plus occupés d’eux-mêmes que de la chose publique, à moins qu’on ne regarde leurs vanités, leurs maîtresses et leurs capitaux comme des choses publiques, ne sait où va la France par excès de tabac, par l’emploi du sucre, de la pomme de terre substituée au blé, de l’eau-de-vie, etc.”
Honoré de Balzac, Traité des excitants modernes, 1839.
Ce génie ne fut-il pas tué par le café?
Note sur la cafetière : Elle fait partie de la commande que Balzac passa en 1833, par l’intermédiaire de son amie Zulma Carraud, à la maison Marchal, Nivet et Belut, de Limoges. Dans une lettre à Balzac du 3 février 1832, Zulma Carraud écrit : « J’ai couru pour la porcelaine à filets amarante, mais nous avions bien compté sans le fabricant. Pour réussir cette couleur il faut trois couches et par conséquent trois mises au feu ; ce qui fait que l’assiette qui, blanche, coûte 7 fr. la douzaine, vaudra 15 fr. avec filet et chiffre, ce qui est un peu plus de moitié, et 11 fr. avec chiffre sans filet. Si vous consentez à mettre le prix, je vous engage, par bon goût, à ne mettre que le chiffre.» Réchaud-veilleuse qui lui permettait de tenir au chaud, au long de ses longues veilles, ce mélange de différentes variétés de café qu’il consommait en grande quantité. Dès le réveil, il faisait appel aux vertus du café, dont il avait lu, dans la Physiologie du goût de Brillat-Savarin, qu’il « porte une grande excitation dans les puissances cérébrales ».
Il faut bien consentir à se tuer pour vivre!

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Baudelaire : le voyage

Port-Louis

Si, au lieu d’un pédagogue, je prends un homme du monde, un intelligent, et si je le transporte dans une contrée lointaine, je suis sûr que, si les étonnements du débarquement sont grands, si l’accoutumance est plus ou moins longue, plus ou moins laborieuse, la sympathie sera tôt ou tard si vive, si pénétrante, qu’elle créera en lui un monde nouveau d’idées, monde qui fera partie intégrante de lui-même, et qui l’accompagnera, sous la forme de souvenirs, jusqu’à la mort. Ces formes de bâtiments, qui contrariaient d’abord son œil académique (tout peuple est académique en jugeant les autres, tout peuple est barbare quand il est jugé), ces végétaux inquiétants pour sa mémoire chargée des souvenirs natals, ces femmes et ces hommes dont les muscles ne vibrent pas suivant l’allure classique de son pays, dont la démarche n’est pas cadencée selon le rythme accoutumé, dont les odeurs qui ne sont plus celles du boudoir maternel, ces fleurs mystérieuses dont la couleur profonde entre dans l’œil despotiquement, pendant que leur forme taquine le regard, ces fruits dont le goût trompe et déplace les sens, et révèle au palais des idées qui appartiennent à l’odorat, tout ce monde d’harmonies nouvelles entrera lentement en lui, le pénétrera patiemment, comme la vapeur d’une étuve aromatisée; toute cette vitalité inconnue sera ajoutée à sa vitalité propre; quelques milliers d’idées et de sensations enrichiront son dictionnaire de mortel, et même il est possible que, dépassant la mesure et transformant la justice en révolte, il fasse comme le Sicambre converti, qu’il brûle ce qu’il avait adoré, et qu’il adore ce qu’il avait brûlé.

Que dirait, qu’écrirait, je le répète, en face de phénomènes insolites, un de ces modernes professeurs-jurés d’esthétique, comme les appelle Henri Heine, ce charmant esprit, qui serait un génie s’il se tournait plus souvent vers le divin ? L’insensé doctrinaire du Beau déraisonnerait, sans doute; enfermé dans l’aveuglante forteresse de son système, il blasphémerait la vie et la nature, et son fanatisme grec, italien ou parisien, lui persuaderait de défendre à ce peuple insolent de jouir, de rêver ou de penser par d’autres procédés que les siens propres; science barbouillée d’encre, goût bâtard, plus barbares que les barbares, qui a oublié la couleur du ciel, la forme du végétal, le mouvement et l’odeur de l’animalité, et dont les doigts crispés, paralysés par plume, ne peuvent plus courir avec agilité sur l’immense clavier des correspondances !

Charles Baudelaire, « Exposition universelle (1855) », Œuvres complètes, pléiade, t. 2, pp. 576-577.

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