Ardennes Arabie

André Dhôtel et Patrick Reumaux, poètes, mycologues et pêcheurs à la ligne, à Mazagran, département des Ardennes.
Que regardent-ils avec tant d’attention derrière leurs bières?
Mazagran est aussi le nom d’une ville d’Algérie, pays où est né Patrick Reumaux. C’est aussi le nom d’une tasse à café, assez haute.
Café, batailles et Arabies.
Le père de Rimbaud, Frédéric, participa à la conquête malheureuse de l’Algérie. Il y traduisit le Coran et publia une grammaire arabe.
Je suis né à Alger et rené à Charleville.
Patrick Reumaux est né sur les hauteurs d’Alger dix ans avant moi, et quitta son pays natal dix ans avant moi. Ce qui lui donna deux avantages pour connaître André Dhôtel avant moi. Il est l’auteur d’une remarquable thèse de doctorat sur l’œuvre d’André Dhôtel. Son dernier livre : L’Artiste en petites choses, 2020. Et si vous lisiez ce livre?
Cette “sorte de guide intime pour avancer et se reconnaître dans le labyrinthe des souvenirs et des savoirs, des émotions, des rêves, et de tout le saint-frusquin de ce qui fait la vie. « Des ribambelles de petites choses », explique-t-il. Des trois fois rien. De ce rien vers lequel les chats semblent toujours tourner la tête. « Le rien, que seuls les chats sont capables de voir. »
“J’avais un goupil de rêve, queue touffue, touffue, oreilles tachées de noir, ils l’ont tué. S’ils avaient pu, ils nous auraient tous tués, mais nous étions partis dans les montagnes, là où ils ne pouvaient pas nous tuer. Nous attendions la neige, comprenez-vous, on ne peut pas tuer dans la neige des monts. Ils avaient beau faire des comptes, entamer des procédures, faire durer le plaisir, clamer leurs bonnes raisons sur tous les toits en brandissant des preuves plus fausses les unes que les autres, ils ne pouvaient pas nous tuer.
Brandir des preuves aux assises ? Le roman est un drôle de rêve, tellement faux qu’il a vraiment l’air vrai. On ne prépare pas plus la venue d’un roman qu’on ne prépare celle d’un rêve. On voit. Ou pas. Un homme de haute stature se lave les mains… Antonia Pozzi le savait :
“C’est l’hiver – mon âme –
C’est l’hiver.”
Le problème du mal est un vaste problème, qu’il vaut mieux ne pas se poser. Mieux vaut boire quelques bières avec un ami qui fut notre professeur de philosophie, et qui le reste.
écouter : https://soundcloud.com/editionsklincksieck/patrick-reumaux-lartiste-en-petites-choses
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Vieux film

Adieu Philippine

Adieu Philippine

 

Adieu Philippine, film de 1962, une mauvaise année, est une merveille oubliée de presque tous. L’ennui, les riens de la vie, les paroles comme des fumées, un chien sur le quai, la vie nulle et ouverte, vacante. Les corps, les visages n’étaient pas les mêmes, en ce temps-là. Autre découpage. C’est le corps du monde aussi qui a changé depuis 1962, pas seulement nos corps ou nos esprits. Le monde d’André Dhôtel n’est plus, et pourtant…

Le jeune homme allait prendre le bateau pour un aller peut-être sans retour vers le pays violent où je suis né, le pays de ma mère, que je quittais. Ce chien témoigne, sur le quai, que la vie était toujours possible, même au bord de l’horreur, dans une autre dimension que le vague cousin de Rimbaud a su arpenter avec un regard clair.

Il reste ce chien sur le quai d’un vieux film oublié, ces nuages, et les livres d’André Dhôtel.

Passage des embellies, éditions Arfuyen.

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André Dhôtel, le bien, le mal et les ciseaux

« Il y a maintenant bien des années, Alain Veinstein, qui venait de concevoir les “Entretiens de France Culture”, me demanda de les inaugurer avec André Dhôtel. Je me souviens de Georges Becker (qui avait chez lui, dans le Jura, quatorze horloges toutes remontées sonnant partout les heures) parlant avec enthousiaste de la parade nuptiale des fleurs, de Germaine Beaumont, 85 ans, sorte de Louis XI à voix mélodieuse, disant à Dhôtel, 75 ans : “Taisez-vous, galopin”, de quoi d’autre encore ? Ah oui ! Henri Thomas me fit, pour ces entretiens, faux bond (c’était sa spécialité). Bourré de remords, il m’écrivit : “Excuse-moi, mais je n’ai pas pu. Je ne me voyais pas en train de dire à Dhôtel : “Mais, cher André, tu as esquivé le problème du mal”…

A vrai dire, je crois qu’André Dhôtel s’en est toujours fichu, du problème du mal, et pas simplement du mal, mais du bien aussi peut-être (dirait-on). Par contre, il avait compris que, dans une émission de radio, l’essentiel se jouait au montage, c’est-à-dire que c’était un travail d’illusionniste et, maître en illusions, il l’était. Aussi vint-il plusieurs fois dans la cabine de montage où j’officiais en compagnie d’une technicienne de France Culture qui, l’année précédente, avait obtenu « Les Ciseaux d’Or », si vous voulez le Goncourt du montage. L’un de mes soucis était d’éliminer impitoyablement toute allusion ou toute référence – même bienvenue – au Pays où l’on n’arrive jamais. Aussi, j’exigeai de la dame qu’elle fît des miracles avec ses ciseaux. Et elle en faisait, un Pays par ici, un Pays par là, comme la pêche miraculeuse ou la multiplication des pains. Le sol de la cabine commençait à être couvert de débris de bande. Mais voilà que, me retournant, j’aperçois Dhôtel à croupetons…je lui dis : “Que faites-vous, André ?”

Vous voyez bien, je ramasse mon œuvre. »

André Dhôtel et Patrick Reumaux à l’auberge de Mazagran.

Site à consulter : La Route inconnue

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Une patience sans limite

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Si nous ne pouvons connaître le vrai, il semble étrangement que l’erreur se manifeste sans aucun doute – non pas la confusion, la dispersion dont nous ne prendrions pas conscience – non pas la contradiction qui est une référence à un principe – mais la légende : ce qui n’a pu arriver et ne peut arriver, c’est-à-dire l’impossible. Ce n’est plus une erreur, mais simplement la seule attitude enthousiasmante et paisible à la fois.

C’est un défi à l’impossible, ou une attente de l’impossible : nous ne sommes satisfaits que lorsqu’il nous est promis comme tel.

Une définition de l’impossible, ainsi se présente du moins la littérature. C’est un récit d’événements irréalisables présentés comme réalisés, comme une chance sur laquelle on ne pouvait compter et qui s’est affirmée.

Nous recherchons la chance supplémentaire. Elle n’existe pas ? Elle est hors de notre échelle ? Et pourtant c’est notre seul intérêt. Il suffit de la chercher pour trouver enfin la vie remplie, et aucune défaite ne peut la nier puisqu’elle n’a pas de mesure. Il semble au contraire qu’une défaite l’avive encore, pourvu qu’on accepte de remonter la défaite, en raison même de l’impossibilité. Une patience hors du temps et condamnée par le temps. Le mépris du temps.

Savoir que l’on patauge et tenter de sortir du marais, alors que c’est impossible. C’est pourquoi c’est d’abord une patience sans limite. L’avenir n’a plus d’importance, puisqu’il est invraisemblable, et que l’on ne cherche et qu’on n’attend que l’invraisemblable. Tâtonnement. Jamais de solution. La solution est impossible : c’est le miracle, la source dans le désert.

Cela ne va pas car ce que l’on aime et ce que l’on attend c’est bien l’absolument inexplicable puisqu’il s’agit de la chance imprévisible, celle qui n’était pas du tout dans notre jeu (la littérature se contente de l’improbable réalisé).

La littérature ne peut courir cette chance : seule la religion, mais la littérature permet de découvrir ce qui n’est pas dans notre jeu.

Y a-t-il des circonstances banales où survient une chance qui n’était pas dans le jeu : miracle ?

André Dhôtel, La Littérature et le hasard, texte établi et présenté par Philippe Blondeau, Fata Morgana, 2015, pp. 73-74.

Je ne peux prétendre comprendre cette page de Dhôtel, et encore moins l’expliquer. Comme tous les meilleurs textes de cet auteur merveilleux, elle m’ébranle comme pourrait le faire le kōan du maître zen. Mais tous nous pouvons connaître la défaite, et même la défaite définitive évoquée par un autre Ardennais. Dans cette passe ardue, où le jeu qui est dans notre main est proprement désespérant, il peut advenir cette « chance imprévisible», ce « miracle », cette « source dans le désert ».

         C’est dans les « circonstances banales », et même les plus banales, que peut survenir «une chance qui n’était pas dans notre jeu », que certains nommeront miracle.

         On peut ne nullement prétendre atteindre un jour de notre vie le fameux Satori et rester ouvert à une vision de la vie qui ne voit pas la chute, la défaite, l’extrême déréliction comme la preuve de l’impossible, mais bien comme la chance même qui nous ouvre le possible du miracle.

        C’est à cette croyance en l’impossible que nous ouvre toute littérature véridique, et toute poésie salubre.

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Le prolétariat des lecteurs

 

André Dhôtel

André Dhôtel

Je ne suis pas un lecteur patient, et je n’ai aucun titre pour entreprendre cette discussion ou cette histoire. Je devrais me fier entièrement à ceux qui ont poursuivi des études savantes alors qu’il est question d’apprécier dans la mesure du possible la valeur de telle œuvre singulière et ce que signifie la littérature. Ces critiques, ces écrivains, m’ont aidé, guidé et nourri sans aucun doute. Je n’ai rien à corriger dans leurs jugements. Il m’a semblé seulement qu’entre le lecteur toujours muet et les patrons de la littérature (auteurs, législateurs) il restait beaucoup d’idées jamais exprimées, un malentendu fréquent, fondé sur des raisons bien faites, dûment enseignées, fermement établies, et justes, trop justes. Il manque à l’art littéraire le plus sûr une certaine forme directe. Cela est bien prouvé par l’égarement inaccoutumé qui règne dans ces matières. La poésie se trouve souvent décriée par les poètes eux-mêmes, dégoûtés de prononcer des paroles inefficaces. D’où ces tentatives extrêmes (baroques ou géniales) auxquels se sont livrés quelques écrivains depuis la fin du 19e siècle pour retrouver un art primitif. Mais le public dont je fais partie ne veut pas cela non plus. Ce que nous désirons c’est que la littérature nous apporte un vif plaisir, une étrange certitude, où se mêleraient l’audace, la clémence, l’émerveillement : une joie de vivre tels que nous sommes, et que le plus misérable ait le droit de participer à la beauté du monde décrit par les livres. Nous aimerions que chaque livre veuille donner à tous les hommes le droit à l’enthousiasme, à la paix du cœur.

André Dhôtel, La Littérature et le hasard, édition de Philippe Blondeau, Fata    Morgana, 2015, pp. 45-46.

 

Ici le professeur de philosophie Dhôtel se rapproche curieusement de Georges Bataille (« un vif plaisir », « une joie de vivre ») pour s’en éloigner très vite (« la paix du cœur »). Le romancier refuse de polémiquer avec les sérieux universitaires ou avec les critiques, aussi bien qu’avec les écrivains savants. Son refus du partage des castes n’est pas une révolte, c’est un simple sourire, qui ne détruira aucune chaire, mais qui donnera un peu d’air au lecteur suffoqué ou offusqué par les exégèses.

Si l’enfant de Roche, malgré tous ses efforts, n’a pas réussi à échapper au culte du héros, du magicien, du saint ou du champion, son vague cousin d’Attigny semble avoir gagné son pari risqué : obtenir et garder un public sans le tenir à distance.

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