Seigneur, délivrez-nous du mépris de classe!

Lisons les pages 355 et 356 de la belle biographie de Pierre Herbart publiée en 2014 par Jean-Luc Moreau (éditions Grasset) : Pierre Herbart – L’orgueil du dépouillement.

 

Pierre Herbart, fils d’un notable du Nord devenu volontairement vagabond, écrivain très proche d’André Gide, organise à la perfection la libération de Rennes par la Résistance et permet l’installation d’autorités françaises juste avant l’arrivée des troupes américaines dans la ville. Le général De Gaulle arrive dans la capitale régionale libérée. Le récit que fait Herbart de cette rencontre est très instructif.

L’écrivain souhaite évoquer avec le général la figure d’un résistant mort quelques mois auparavant.

”En répondant à Herbart « avec ce détachement des hommes d’État pour qui les amis morts sont des espèces de lâcheurs », de Gaulle ne peut se douter qu’il s’en aliène à jamais la sympathie. Le délégué général de la Résistance en Bretagne éprouve en effet l’envie de porter des petits-fours aux anciens préfets qu’il a arrêtés. A l’inverse, c’est de Gaulle qui lui offre un cigare, après avoir commandé qu’on lui apporte les siens et en avoir choisi un pour lui-même. Bien que non amateur, Herbart n’ose refuser cet égard, et commet deux impairs. Ayant présenté en vain son propre briquet au général, puis, devant son haut-le-corps, des allumettes, il s’entend dire par lui qu’on allume soi-même son cigare sans jamais utiliser de briquet. Les officiels acquiescent de la tête comme devant un cours de haute stratégie, montrant ainsi qu’ils sont bien tous du même monde. Lui vient cette réflexion : « Encore un ou deux cigares, et ils m’enverront promener le chien. »

Je suis heureux de n’avoir jamais promené le chien d’un des maîtres de ce monde, fût-il un très noble chevalier comme le général.

Ils sont bien tous du même monde, et, heureusement, je n’en suis pas.

Inutile de dire que cet écrivain fils de vagabond ne figure pas dans les manuels scolaires.

Alors lisons-le, et faisons le lire!

”La lecture de Pierre Herbart agit comme un vaccin, on enrage seulement qu’il n’y ait pas plus de seringues.” a écrit Éric Neuhoff.

Pierre Herbart et André Gide

Pierre Herbart et André Gide en URSS, juillet 1936.

 

Pierre Herbart au début des années trente © Fondation Catherine Gide

Pierre Herbart au début des années trente © Fondation Catherine Gide

La vie romanesque et si courageuse de Pierre Herbart a fait de lui le personnage de plusieurs livres : Les Lumières de Paris de Jacques Brenner, Le Goût de l’éternel d’Henri Thomas, Les Cannibales n’ont pas de cimetières de Gérard Guégan, Un grand homme de Pierre-Jean Rémy.

L’écrivain fut aussi journaliste, publiant le 9 août 1944 le premier numéro de journal de la presse libre.

Défense de la France, août 1944.

“La Résistance – minorité mandatée par l’ensemble de la nation, soutenue par la participation active de tous les citoyens responsables – demeurera à la pointe du combat, qui doit mener, n’en doutons point, à une démocratie politique et sociale dont ce pays n’a jusqu’à présent connu que la caricature.”

Pierre Herbart, journal Combat, décembre 1944.

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Adieu Philippine

En hommage à Jacques Rozier qui vient de nous quitter, cette évocation d’un des films les plus libres du cinéma français, un des très rares films qui ont osé parler de la guerre d’Algérie.

Adieu Philippine.

Adieu Jacques Rozier – 10 novembre 1926 – 2 juin 2023.

Quand les rares et brèves époques de liberté ont passé, il reste les œuvres qui les ont suscitées !

Chance inouïe d’avoir vécu sa jeunesse dans l’air libre suscité par ces gens-là !


VIEUX FILM

Adieu Philippine, film de 1962, une mauvaise année, est une merveille oubliée de presque tous. L’ennui, les riens de la vie, les paroles comme des fumées, un chien sur le quai, la vie nulle et ouverte, vacante. Les corps, les visages n’étaient pas les mêmes, en ce temps-là. Autre découpage. C’est le corps du monde aussi qui a changé depuis 1962, pas seulement nos corps ou nos esprits. Le monde d’André Dhôtel n’est plus, et pourtant…

Le jeune homme allait prendre le bateau pour un aller peut-être sans retour vers le pays violent où je suis né, le pays de ma mère, que je quittais. Ce chien témoigne, sur le quai, que la vie était toujours possible, même au bord de l’horreur, dans une autre dimension que le vague cousin de Rimbaud a su arpenter avec un regard clair.

Il reste ce chien sur le quai d’un vieux film oublié, ces nuages, et les livres d’André Dhôtel.

Passage des embellies, Éditions Arfuyen, 2020.

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Aladin et la bombe merveilleuse

A l’heure où le très petit despote du Kremlin menace sans cesse le monde d’une apocalypse nucléaire, obsédé qu’il est par la nécessité de revivre les atrocités du XXe siècle, il est bon de relire un bref récit d’un homme qui a vécu deux guerres mondiales., et qui a pu vivre dans sa chair l’horreur de la guerre industrielle.

Missile “Satan 2”

« Nous nous trouvons dans une situation où nous disposons d’une puissance formidable. Nous n’arrêtons pas de soutirer des choses à la terre : que ce soit du pétrole, de l’uranium, etc. Notre situation ressemble à celle d’Aladin. C’est un jeune homme à qui un magicien a mis un instrument en main, une lampe merveilleuse qui dispose d’une énorme puissance. Il lui suffit de la frotter pour qu’apparaisse un puissant génie qui lui procure ce qu’il veut. Il peut passer commande d’un harem ou se faire construire des palais en une nuit. Nous en sommes également capables. La lampe d’Aladin est en terre cuite ou en cuivre. Et la nôtre aussi vient de la terre, mais elle est en uranium. Si nous la frottons, nous n’obtenons pas de la lumière, nous obtenons plus que de la lumière : des forces monstrueuses. Et qu’est-ce qu’Aladin tire de sa lampe ? Il se fait construire des palais, il fait tout ce qui correspond à une imagination d’enfant. C’est d’ailleurs là que réside le charme de ce conte. Mais il mène finalement une vie médiocre, telle qu’en rêve tout homme médiocre : il mène la vie d’un petit despote […]. Le parallèle me semble très riche de prolongements, dans la même situation. Des énergies monstrueuses viennent à nous, et qu’en faisons-nous ? Au lieu d’édifier un monde magnifique où se réaliseraient de grandes utopies, où, par exemple, plus personne n’aurait besoin de travailler, nous n’y pensons même pas, nous utilisons notre lampe à entasser des stocks de bombes atomiques. »

Ernst Jünger, entretien avec Julien Hervier (Gallimard) à propos de son roman Le Problème d’Aladin, trad. Henri Thomas, Christian Bourgois, 1984.

Mille et Une Nuits · Walter Crane
British Library, London,

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Espace

ESPACE

(A Gerardo Diego, qui fut juste comme critique, en situant le « Premier fragment» de cet Espace lors de sa publication au Mexique, il y a des années. En reconnaissance lyrique pour la constante honnêteté de ses réactions.)

PREMIER FRAGMENT

«Les dieux n’ont pas eu d’autre substance que celle que j’ai moi-même. » J’ai, comme eux, la substance de tout ce qui a été vécu et de tout ce qui reste à vivre. Je ne suis pas seulement un présent, mais une fugue torrentielle, de bout en bout. Et ce que je vois, de part et d’autre, dans cette fugue (avec des roses, des ailes brisées, de l’ombre et de la lumière) n’appartient qu’à moi, souvenir et désirs bien à moi, pressentiment, oubli. Qui sait mieux que moi, qui, quel homme ou quel dieu peut, a pu, ou pourra me dire à moi ce que sont ma vie et ma mort, ce qu’elles ne sont pas ? Si quelqu’un le sait, je le sais mieux que lui, et si quelqu’un l’ignore, mieux que lui je l’ignore. Une lutte entre cette ignorance et ce savoir, voilà ma vie, sa vie, voilà la vie. Passent des vents comme des oiseaux, des oiseaux comme des fleurs, des fleurs soleils et lunes, des lunes soleils comme moi, comme des âmes, comme des corps, des corps comme la mort et la résurrection ; comme des dieux. Et je suis un dieu sans épée, sans rien de ce que font les hommes avec leur science ; seulement avec ce qui est le fruit de la vie, ce qui change tout ; oui, de feu ou de lumière, de lumière. Pourquoi mangeons-nous et buvons-nous autre chose que lumière ou feu ? Si je suis né dans le soleil, et si de lui je suis venu ici dans l’ombre, suis-je fait de soleil et comme lui ai-je le pouvoir d’éclairer ? Ma nostalgie, comme celle de la lune, est d’avoir été soleil d’un soleil un jour et de le refléter, sans plus, maintenant. Passe l’iris en chantant comme moi. Adieu iris, iris, nous nous reverrons, car l’amour est un et seul et il revient chaque jour. Qu’est cet amour de tout, comment m’est-il né du soleil dans le soleil, de moi en moi ? La mer était tranquille, le ciel en paix, une lumière divine et terrestre les fondait en un clair argent, une immensité d’or, une double et unique réalité ; une île flottait entre les deux, sur tous les deux et sur aucun, et une goutte de cet iris élevé gris perlé tremblait sur elle. C’est là que doit trembler pour le message de ce qui ne me parvient jamais d’ailleurs. C’est dans moi cette île, cet iris et ce chant que j’irai, espérance magique, cette nuit. Quelle inquiétude chez les plantes au pur soleil, tandis que, retournant à moi-même, je souris en retrouvant enfin le jardin abandonné ! […] Monde offert, univers magique, et tout entier pour les autres et pour moi ! Moi ! Moi, univers immense, en toi et au-dehors, certitude d’immensité ! Images d’amour dans la présence concrète ; grâce suprême et gloire de l’image, allons-nous faire de l’éternité, allons-nous faire l’éternité, allons-nous être éternité, allons-nous être l’éternité ? Vous autres, images, et moi, nous pouvons créer l’éternité une fois ou mille, quand nous voudrons ! Tout est à nous et ne finit jamais ! Amour, avec toi et avec la lumière tout est possible, et ce que tu fais, amour, ne finit jamais!

Juan Ramón Jiménez, Espace, José Corti éditeur, traduction Gilbert Azam.

Le poète, né en 1881 et mort en 1958, a reçu le prix Nobel de littérature en 1958.  Opposant au régime franquiste, il est mort en exil à Porto Rico.

Gilbert Azam (1940-1986), poète et traducteur, a consacré sa thèse à l’œuvre de Juan Ramón Jiménez :  L’oeuvre de J. R. Jiménez  : continuité et renouveau de la poésie lyrique espagnole, Université de Lille III, 1980.

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Le rebelle solitaire

Une œuvre d’art ne REPRESENTE pas, n’est pas une métaphore ou une allusion : elle est soi. Ce que nous nommons une œuvre plastique n’est pas une preuve ou une épreuve ou une image de quelque concept ou être préexistant, elle n’est ni un signe ni un symbole. La nature peut « lui servir », mais elle ne sert ni n’imite la nature. Ceux qui, dans un même souffle, parlent de l’art et de la vie, pour établir parallèles ou comparaisons, ignorent et le sens de la vie et celui de l’art. La plus fameuse erreur fut de pervertir l’art en tentant de lui faire exprimer une abstraction de l’intellect. Une forme contient ses propres abstractions, et sa philosophie qui doit rester pure de tout alliage ou servitude.

14 juillet 1947

Jean de Boschère, Journal d’un rebelle solitaire, Rougerie, 1978, p. 105-106.

La Nuit étoilée, Marie Alloy, collection particulière, 130 X 97 cm, avec autorisation de l’artiste © ADAGP

 

 

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