André Dhôtel, le bien, le mal et les ciseaux

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« Il y a maintenant bien des années, Alain Veinstein, qui venait de concevoir les “Entretiens de France Culture”, me demanda de les inaugurer avec André Dhôtel. Je me souviens de Georges Becker (qui avait chez lui, dans le Jura, quatorze horloges toutes remontées sonnant partout les heures) parlant avec enthousiaste de la parade nuptiale des fleurs, de Germaine Beaumont, 85 ans, sorte de Louis XI à voix mélodieuse, disant à Dhôtel, 75 ans : “Taisez-vous, galopin”, de quoi d’autre encore ? Ah oui ! Henri Thomas me fit, pour ces entretiens, faux bond (c’était sa spécialité). Bourré de remords, il m’écrivit : “Excuse-moi, mais je n’ai pas pu. Je ne me voyais pas en train de dire à Dhôtel : “Mais, cher André, tu as esquivé le problème du mal”…

A vrai dire, je crois qu’André Dhôtel s’en est toujours fichu, du problème du mal, et pas simplement du mal, mais du bien aussi peut-être (dirait-on). Par contre, il avait compris que, dans une émission de radio, l’essentiel se jouait au montage, c’est-à-dire que c’était un travail d’illusionniste et, maître en illusions, il l’était. Aussi vint-il plusieurs fois dans la cabine de montage où j’officiais en compagnie d’une technicienne de France Culture qui, l’année précédente, avait obtenu « Les Ciseaux d’Or », si vous voulez le Goncourt du montage. L’un de mes soucis était d’éliminer impitoyablement toute allusion ou toute référence – même bienvenue – au Pays où l’on n’arrive jamais. Aussi, j’exigeai de la dame qu’elle fît des miracles avec ses ciseaux. Et elle en faisait, un Pays par ici, un Pays par là, comme la pêche miraculeuse ou la multiplication des pains. Le sol de la cabine commençait à être couvert de débris de bande. Mais voilà que, me retournant, j’aperçois Dhôtel à croupetons…je lui dis : “Que faites-vous, André ?”

Vous voyez bien, je ramasse mon œuvre. »

André Dhôtel et Patrick Reumaux à l’auberge de Mazagran.

Site à consulter : La Route inconnue

Que reste-t-il?

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Ce qui demeure, même pas un chant, un léger parfum, une mélodie de comptine, la précarité des royaumes de l’enfance.

Françoise Matthey dans l’île

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Devant les vagues qui trouvent leur voie

non dans l’effort

mais dans l’absence d’effort

je comprends

l’illusion 

de mes luttes

Ce beau poème figure dans le recueil de Françoise Matthey Avec la connivences des embruns publié en 2016 par les excellentes éditions Empreintes (CP 6, CH-1022 Chavannes-près-Renens). Créées en 1984 par le regretté François Rossel (1955-2015) , ces éditions ont publié principalement des auteurs suisses de langue française ( Alexandre Voisard, Vahé Godel, François Debluë, José-Flore Tappy, Sylviane Dupuis, Pierre Chappuis), mais aussi des poètes français en fort dialogue avec la poésie romande (Judith Chavanne ou Pierre Voélin). Cette maison accorde le plus grand soin à la typographie et à la présentation des ouvrages publiés.

Doris Jakubec présente ainsi l’ouvrage :
« Une île, c’est un concentré de beauté terrestre dans l’immensité marine, sous l’amplitude du ciel ; toujours en train de parfaire sa beauté par le moins : les vents l’aiguisent, la mer avec ressac et marée la tient dans la rigueur de son mouvement perpétuel, le soleil met tout en lumière, failles et fissures comprises, les rochers millénaires se taillent sans cesse, selon une vaste dramaturgie cosmique. Son aura, elle, est légère, faite de sel, d’écume, d’embruns, de cris d’oiseaux.
La poésie, à l’image de l’île, est décantation, ascèse, chemin vers la nudité de l’être, en quête de l’essentiel du vivre et du mourir. D’où, dans les poèmes de Françoise Matthey, ces élans vers le bref, le peu, le moins : elle dit les perceptions au plus juste, au plus sobre, elle efface le je pour mieux interroger le monde, elle capte les ruptures et les harmonies, elle se plie au souffle et au rythme des vents, de l’eau. Ce faisant, elle découvre la mesure humaine, le temps suspendu, « l’irruption de la joie singulière ». »

Dans la promesse forte et ténue qu’est l’île, comme le poème, dans l’abandon aux éléments qui n’est pas perte mais dépouillement, c’est la nudité du présent qui est atteinte, c’est aux moments de la dictée des sens que l’approche de Françoise Matthey nous touche le plus fortement :

              Mes hanches tiendront parole

Si l’immensité égare, la contemplation des limites infiniment ouvertes de l’île ouvre à une sagesse qui est poésie et accord, car ce qui compte c’est bien, « ajustée au vivant », de

              Laisser naître l’aurore 

Le vent qui souffle est ici parfois porteur de l’amertume salubre de l’Ecclésiaste :

J’ai affronté les convulsions des cieux
cherché dans les coquillages échoués
la cendre syllabaire

Je n’ai vu que buée
au coeur vertigineux des songes

que vanité
dans mes jeux
mes désirs

Mais le poète femme sait recevoir et dire la vision de vie :

Vêtue d’enfants
une femme sur la grève

un bleu de houle tiède
où le monde a lieu


Françoise Matthey, originaire de France, est née à Strasbourg et vit, loin de la mer, dans le Jura bernois. Elle est l’auteur de plusieurs livres de poésie (Moins avec les mains qu’avec le ciel, 2003) et de récits (Le Transparent, 2013). Elle reçoit en 2001 le Prix Schiller, le plus ancien prix littéraire suisse, pour son poème à la mémoire d’une amie disparue, Comme Ophélie prenait dans l’eau sa force.

Editions de l’Aire

Editions Empreintes

Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne

 

Un amour couleur d’azur

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… Chaque fois que je m’approchais de cette grande maison de pierre en gravissant la butte, j’entendais une musique. Beaucoup plus tard, je sus que c’étaient des « gammes ». Elles me paraissaient féeriques. Lentement, pensivement, j’allais jusqu’à l’entrée d’honneur, terriblement luxueuse, franchissais un énorme vestibule, et après avoir ôté mon pardessus de collégien, je passais toujours dans la chambre de mon camarade.

Ce camarade ne savait pas que j’étais amoureux de sa sœur. J’avais vu cette dernière au cours d’un thé, et une autre fois devant l’entrée de la Maison de la Noblesse (à l’occasion d’un concert symphonique). Pendant le thé elle avait parlé avec sa mère en français, tandis que tout rougissant je bavardais à voix basse avec mon camarade.

Par la suite, on fit porter le thé dans la chambre de mon camarade. Mais je pouvais entendre parfois à travers la mince cloison du mur le son argenté de sa voix parlant du thé ou de quelque chose d’autre.

Quant à notre rencontre devant la Maison de la Noblesse, les choses s’étaient passées ainsi: je n’avais pas pu assister au concert pour des raisons que j’ai oubliées et qui importent peu. Je me tenais donc près de l’entrée devant laquelle défilaient de longues files d’équipages. C’est alors que je la vis sortir d’un traîneau, accompagnée de sa mère, une vieille dame imposante et désagréable. Outre le visage pâle et mince, l’allure particulièrement élégante, le merveilleux dessin des oreilles, le nez petit, droit et tellement délicat, mon cœur fut « conquis » par le port légèrement incliné de la tête qui formait avec la poitrine et le dos une ligne ravissante. « Une gazelle en train de s’abreuver… » Je crois que tout son charme résidait essentiellement dans ses mouvements d’une envoûtante légèreté…Mais surtout et plus particulièrement dans son âme.

Pourtant : que savais-je d’elle au fond?

N’empêche que je l’imaginais pleine de fierté, et tous ses mouvements confirmaient ma pensée. Mais non hautaine: elle était tellement absorbée dans son charme intérieur qu’elle ne remarquait pas les gens… Elle ne faisait que passer près des êtres et des choses, prenant chez eux ce dont elle avait besoin, ignorant tout autre lien. Lorsqu’elle était seule, elle devait certainement faire de la musique… Je savais qu’elle prenait des leçons de mathématiques, de mathématiques supérieures s’entend, puisqu’elle avait déjà terminé l’institut, avec un professeur de l’endroit. « Il y a de ces veinards » (le professeur).

Une fois mon camarade se rendit coupable de je ne sais quelle faute; il avait, je crois, falsifié les notes de son certificat; et en me racontant cette histoire, il ajouta avec une absurde naïveté :

– Ma soeur a dit à maman : « je pense que tout cela est dû au fait que Volodia fréquente ce Rozanov… Ce camarade a sur lui une mauvaise influence. Volodia n’a pas toujours été comme ça… »

Volodia était un brave garçon, stupide, et quelque peu « irresponsable ». En classe je faisais ses devoirs, puis nous « bavardions »… Mais je n’eus certainement pas de « mauvaise influence » sur lui, car il était impossible de l' »influencer » tant il était puéril, naïf et futile.

Je l’écoutai sans mot dire…

Mais ce jour-là j’aurais voulu mourir.

Pas seulement ce jour-là d’ailleurs: je m’imaginais volontiers un jour « écrasé dans la rue par des chevaux ». Elle passait tout près de moi. Sa voiture s’arrêtait. En voyant que c’était « moi », elle murmurait à sa mère :

– Pauvre garçon… Dans le fond il n’était peut-être pas aussi mauvais qu’il en avait l’air. Cela a dû lui faire mal. Tout de même c’est dommage pour lui.

                  Vassili Rozanov, Esseulement