Gai et délicieux à faire – Baudelaire et la Fontaine de jouvence

Haussoulier

WILLIAM HAUSSOULLIER

Que M. William Haussoullier ne soit point surpris, d’abord, de l’éloge violent que nous allons faire de son tableau, car ce n’est qu’après l’avoir consciencieusement et minutieusement analysé que nous en avons pris la résolution ; en second lieu, de l’accueil brutal et malhonnête que lui fait un public français, et des éclats de rire qui passent devant lui. Nous avons vu plus d’un critique, important dans la presse, lui jeter en passant son petit mot pour rire – que l’auteur n’y prenne pas garde. – II est beau d’avoir un succès à la Saint-Symphorien.

Il y a deux manières de devenir célèbre : par agrégation de succès annuels, et par coup de tonnerre. Certes le dernier moyen est le plus original. Que l’auteur songe aux clameurs qui accueillirent le Dante et Virgile, et qu’il persévère dans sa propre voie ; bien des railleries malheureuses tomberont encore sur cette œuvre, mais elle restera dans la mémoire de quiconque a de l’œil et du sentiment ; puisse son succès aller toujours croissant, car il doit y avoir succès.

Après les tableaux merveilleux de M. Delacroix, celui-ci est véritablement le morceau capital de l’Exposition ; disons mieux, il est, dans un certain sens toutefois, le tableau unique du Salon de 1845 ; car M. Delacroix est depuis longtemps un génie illustre, une gloire acceptée et accordée ; il a donné cette année quatre tableaux ; M. William Haussoullier hier était inconnu, et il n’en a envoyé qu’un.

Nous ne pouvons nous refuser le plaisir d’en donner d’abord une description, tant cela nous paraît gai et délicieux à faire. – C’est la Fontaine de Jouvence ; sur le premier plan trois groupes ; à gauche, deux jeunes gens, ou plutôt deux rajeunis, les yeux dans les yeux, causent de fort près, et ont l’air de faire l’amour allemand[1]. Au milieu, une femme vue de dos, à moitié nue, bien blanche, avec des cheveux bruns crespelés[2], jase aussi en souriant avec son partenaire; elle a l’air plus sensuel, et tient encore un miroir où elle vient de se regarder enfin, dans le coin à droite, un homme vigoureux et élégant une tête ravissante, le front un peu bas, les lèvres un peu fortes pose en souriant son verre sur le gazon pendant que sa compagne verse quelque élixir merveilleux dans le verre d’un long et mince jeune homme debout devant elle.

Derrière eux, sur le second plan, un autre groupe étendu tout de son long sur l’herbe : ils s’embrassent. Sur le milieu du second, une femme nue et debout, tord ses cheveux d’où dégouttent les derniers pleurs de l’eau salutaire et fécondante ; une autre, nue et à moitié couchée, semble comme une chrysalide, encore enveloppée dans la dernière vapeur de sa métamorphose. — Ces deux femmes, d’une forme délicate, sont vaporeusement, outrageusement blanches ; elles commencent pour ainsi dire à reparaître. Celle qui est debout a l’avantage de séparer et de diviser symétriquement le tableau. Cette statue, presque vivante, est d’un excellent effet, et sert, par son contraste, les tons violents du premier plan, qui en acquièrent encore plus de vigueur. La fontaine, que quelques critiques trouveront sans doute un peu Séraphin, cette fontaine fabuleuse nous plaît ; elle se partage en deux nappes, et se découpe, se fend en franges vacillantes et minces comme l’air. Dans un sentier tortueux qui conduit l’œil jusqu’au fond du tableau, arrivent, courbés et barbus, d’heureux sexagénaires. -Le fond de droite est occupé par des bosquets où se font des ballets et des réjouissances.

Le sentiment de ce tableau est exquis ; dans cette composition l’on aime et l’on boit, -aspect voluptueux – mais l’on boit et l’on aime d’une manière très sérieuse, presque mélancolique. Ce ne sont pas des jeunesses fougueuses et remuantes, mais de secondes jeunesses qui connaissent le prix de la vie et qui en jouissent avec tranquillité.

Cette peinture a, selon nous, une qualité très importante, dans un musée surtout – elle est très voyante. – Il n’y a pas moyen de ne pas la voir. La couleur est d’une crudité terrible, impitoyable, téméraire même, si l’auteur était un homme moins fort ; mais… elle est distinguée, mérite si couru par MM. de l’école d’Ingres. Il y a des alliances de tons heureuses ; il se peut que l’auteur devienne plus tard un franc coloriste. – Autre qualité énorme et qui fait les hommes, les vrais hommes, cette peinture a la foi – elle a la foi de sa beauté, c’est de la peinture absolue, convaincue, qui crie : je veux, je veux être belle, et belle comme je l’entends, et sais que je ne manquerai pas de gens à qui plaire.

Le dessin, on le devine, est aussi d’une grande volonté et d’une grande finesse ; les têtes ont un joli caractère. – Les attitudes sont toutes bien trouvées. L’élégance et la distinction sont partout le signe particulier de ce tableau.

Cette œuvre aura-t-elle un succès prompt ? Nous l’ignorons. Un public a toujours, il est vrai, une conscience et une bonne volonté qui le précipitent vers le vrai ; mais il faut le mettre sur une pente et lui imprimer l’élan, et notre plume est encore plus ignorée que le talent de M. Haussoullier. Si l’on pouvait, à différentes époques et à diverses reprises, faire une exhibition’ de la même œuvre, nous pourrions garantir la justice du public envers cet artiste. Du reste, sa peinture est assez osée pour bien porter les affronts, et elle promet un homme qui sait assumer la responsabilité de ses œuvres ; il n’a donc qu’à faire un nouveau tableau.

Oserons-nous, après avoir si franchement déployé nos sympathies (mais notre vilain devoir nous oblige à penser à tout), oserons-nous dire que le nom de Jean Bellin et de quelques Vénitiens des premiers temps nous a traversé la mémoire, après notre douce contemplation ? M. Haussoullier serait-il de ces hommes qui en savent trop long sur leur art ? C’est là un fléau bien dangereux, et qui comprime dans leur naïveté bien d’excellents mouvements. Qu’il se défie de son érudition, qu’il se défie même de son goût – mais c’est là un illustre défaut, – et ce tableau contient assez d’originalité pour promettre un heureux avenir.

Charles Baudelaire, Salon de 1845.

[1] C’est-à-dire s’aiment sentimentalement.

[2] Adjectif que Baudelaire emprunte aux poètes de la Pléiade.

C’est un conseil remarquable que donne ici Baudelaire aux artistes et aux poètes : savoir rester naïfs, ne point se vouloir trop savant et trop intelligent. Léon Chestov ne le contredirait pas.

 

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