SUFFIT

pilinszky2Si vaste soit la création,
elle est plus étroite qu’une niche.
D’ici à là-bas. Pierre, arbre, maison,
je bricole. J’arrive en avance, en retard.

Parfois pourtant quelqu’un arrive,
et ce qui est, soudain se déploie.
La vue d’un visage suffit, une présence,
et les papiers peints se mettent à saigner.

Suffit, oui, une main suffit
quand elle remue le café
ou “se retire après les présentations”,
suffit, pour oublier l’endroit,
la rangée de fenêtres sans air, oui,
pour qu’en rentrant la nuit dans notre chambre
nous acceptions l’inacceptable.

János Pilinszky (1921-1981), Poèmes choisis, traduit du hongrois par Lorand Gaspar et Sarah Clair, Gallimard, 1982, p. 75.

Photographie © Szebeni Andrs DR

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Le vrai visage de l’auteur (souffrances du premier livre)

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Pour la ruée écrasante
De mille bêtes hagardes
Le soleil n’éclaire plus
Qu’un monument de raisons.

Pourront-ils, mal venus
De leur sale quartier,
La mère, le soldat,
Et la petite en rose,

Pourront-ils, pourront-ils
Passer ? Ivre, bondis,
Et tire, tire, tue,
Tire sur les autos !

Ce beau poème, assez surprenant pour le lecteur du Parti-pris des choses, porte dans un manuscrit daté du 27 août 1922 (Archives Jean Paulhan) le titre « Esclandre », dans un autre manuscrit « L’esclandre » ; il est publié, sans titre, dans le premier recueil de l’auteur, Douze petits Ecrits, collection « Une œuvre. Un portrait », Gallimard, 1926. On peut trouver ce poème dans Tome premier, collection « Blanche », Gallimard, 1965, et dans le premier volume des Œuvres Complètes, Bibliothèque de la pléiade, 1999, p. 4.

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Dans les archives Jean Paulhan on trouve cette note manuscrite de Francis Ponge :
« Il y a eu un important changement dans ma disposition en août 1923.
Lorsque j’ai eu écrit « La Famille du sage ». Les poèmes « Esclandre » étaient chez l’imprimeur. J’ai changé alors « Le Jour et la Nuit » en « Chromo ».
Hytier dont le goût est très sûr (sauf qu’il ne voit pas l’intérêt des questions purement logiques) m’écrivit : « tu es maboul ». Il n’eut pas tout à fait tort. »
De l’intérêt des repentirs, des amis, et des notes de la Pléiade.

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L’auteur a soudain regretté cette publication, nous apprend Michel Collot dans sa notice de la Pléiade (Œuvres Complètes, t. I, p. 881) :
« On peut se demander si l’une des raisons du recul de Ponge n’était pas la nécessité de faire figurer son effigie en frontispice d’un ouvrage où il dissimule soigneusement son vrai visage. Il décommande le portrait que Chagall avait accepté de faire de lui ; et il en demande un autre à sa tante, Mania Mavro, dont il n’estime guère le talent. Le seul portrait fidèle, comme l’avait bien deviné Jean Paulhan, ne peut être qu’ « un portrait écrit » (Jean Paulhan, Francis Ponge, Correspondance, t. I, lettre 32, p. 36)

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Cette question, toute morale, du vrai visage à trouver par l’écriture n’est pas seulement un trait de la jeunesse de Ponge, on la retrouve vingt ans plus tard dans une note du 17 juin 1943 : “Il me faut lire moins (plus du tout pour un temps) et écrire (bon gré mal gré foncer dans l’écriture chaque jour). Ainsi me rééduquerai-je. Oublier le public, mes amis, mon personnage. N’écrire que pour moi le plus directement possible. Comme si je devais m’attendre à n’être lu par personne que par moi. Oublier les précautions, les explications. Crever le papier, que le style déchire vraiment la pierre. Tout texte ne devrait être qu’un mémorandum. N’écrire que ce ce je crains d’oublier, que ce qu’il m’importe de conserver (du point de vue moral, pour tenir debout).” (cité dans les Oeuvres complètes, t. 1, p. XXXIX).

On pense à Pierre-Albert Jourdan : “J’écris pour me redresser”.

Un site à consulter :

https://fondationbodmer.ch/collections/chroniques/francis-ponge-douze-petits-ecrits-1924/

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Bretagne et mimosa

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En fleur.
A grappes fine où feuille
disparaît.
Air de fougère : découpe des membranes de vert en grille.
Front de mer. Immense, le mimosa. Mars a fait soleil
(un/deux/trois : tourne court au dos du ciel, le jour).
Le coeur ignore
la raison du soir : brille à fendre l’eau de sel.
Jette à la mer la buée des feuilles :
respire. Souffle à paille de récolte :
le grain s’honore en feu.
Saint-Jean trop loin des braises.
Amours.
Air de naguère : saison du chant des fleurs.
Bretagne en flot des arbres : la terre contre la mer love le duvet.
Les plumes percent le jour jaune. Ciel aveugle :
seul en bleu résonne, il a cédé
son territoire. L’espace. Au bout des ongles,
à marée basse en botte ou gerbe d’aurore,
lève
le mimosa.

Isabelle Lévesque, Va-tout, éd. Les Vanneaux, 2013.

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J’ai eu un peu de mal à me procurer le livre où se trouve ce poème que j’aime, et c’est pourquoi je le présente ici, non pour m’en parer, et encore moins pour l’expliquer. La poésie d’Isabelle Lévesque est difficile, et je n’en serai pas l’exégète. Simplement, que l’on donne sa confiance à un poème au point de le balbutier, et la confiance cherche à se partager, à se répandre, c’est un phénomène physique.

Il se trouve que j’ai évoqué avec dépit le mimosa dans un livre ancien. Oserai-je poser ces phrases sous le beau poème? Ces phrases échouaient par manque d’amour à dire le mimosa, et portaient cette lamentation :

“Je hais le mimosa. Je le hais, depuis l’enfance. Cette couleur et cette forme, démente. Où plutôt, c’est le mimosa qui m’est violemment hostile. (Deux choses du monde incompatibles : le mimosa, moi.) Faut-il que je m’efforce d’aimer le mimosa (comme on s’efforce d’aimer une personne avec laquelle il faut bien cohabiter?) Si je n’aime pas le mimosa, puis-je prétendre aimer le monde? Y aura-t-il du mimosa au paradis? L’enfer, est-ce le mimosa?” (Feu d’épines, 1993)

Je souris aujourd’hui de cette angoisse, de cette rage d’expression déçue. Le monde me demande-t-il de l’aimer? Ou simplement de passer, de le regarder, de l’oublier ? Il est vrai : “Le coeur ignore / la raison du soir”, comme il ignore la raison du mimosa. Mais ignorer n’est pas cesser d’aimer, comme je le croyais naïvement il y a plus de vingt ans. Le poète est un ignorant qui parle à ceux qui veulent ou croient savoir, ne leur délivrant nul savoir. Que la rage du savoir déçu ne se tourne ni vers la fleur, ni vers le poème.

 

 

 

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La poésie et les circonstances

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Dans son livre La Révolution rêvée (Fayard, 2004), Michel Surya dresse un tableau des idées et des œuvres révolutionnaires dans la France de 1944 à 1956 . C’est une époque où la poésie et les poètes sont encore écoutés, cela ne durera guère… Pour “saisir le mouvement de cette histoire”, l’auteur relit avec attention les revues, littéraires ou non. Voici deux passages particulièrement intéressants.

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« Le monde est si grand, si riche et la vie offre un spectacle si divers que les sujets de poésie ne font jamais défaut. Mais il est nécessaire que ce soit toujours des poèmes de circonstances, autrement dit il faut que la réalité fournisse l’occasion et la matière […]. Mes poèmes sont toujours des poèmes de circonstances. Ils s’inspirent de la réalité, c’est sur elle qu’ils se fondent et reposent. Je n’ai que faire des poèmes qui ne reposent sur rien. » Goethe, Conversations de Goethe avec Eckermann, cité par Paul Eluard, « La poésie de circonstance », La Nouvelle Critique, n° 35, avril 1952.

Michel Surya cite en note cette remarque d’Henri Thomas :

« Toute l’œuvre d’Eluard reste fidèle au surréalisme, en ce sens qu’elle demeure tout entière pure subjectivité, image, et image de l’image, émiettement infini à la merci du rêve et de l’absence. » (Nouvelle Nouvelle Revue Française, n° 1, janvier 1953, p. 142)

C’est l’occasion, ou la circonstance, de recommander la lecture et la relecture du beau livre qui rassemble en deux volumes les chroniques de poésie d’Henri Thomas, livre à présent disponible pour quelques euros en format numérique, pour ceux qui n’ont pas la chance d’avoir ces deux tomes précieux dans leur bibliothèque :81VeR4yP8zL

 

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Le prolétariat des lecteurs

 

André Dhôtel

André Dhôtel

Je ne suis pas un lecteur patient, et je n’ai aucun titre pour entreprendre cette discussion ou cette histoire. Je devrais me fier entièrement à ceux qui ont poursuivi des études savantes alors qu’il est question d’apprécier dans la mesure du possible la valeur de telle œuvre singulière et ce que signifie la littérature. Ces critiques, ces écrivains, m’ont aidé, guidé et nourri sans aucun doute. Je n’ai rien à corriger dans leurs jugements. Il m’a semblé seulement qu’entre le lecteur toujours muet et les patrons de la littérature (auteurs, législateurs) il restait beaucoup d’idées jamais exprimées, un malentendu fréquent, fondé sur des raisons bien faites, dûment enseignées, fermement établies, et justes, trop justes. Il manque à l’art littéraire le plus sûr une certaine forme directe. Cela est bien prouvé par l’égarement inaccoutumé qui règne dans ces matières. La poésie se trouve souvent décriée par les poètes eux-mêmes, dégoûtés de prononcer des paroles inefficaces. D’où ces tentatives extrêmes (baroques ou géniales) auxquels se sont livrés quelques écrivains depuis la fin du 19e siècle pour retrouver un art primitif. Mais le public dont je fais partie ne veut pas cela non plus. Ce que nous désirons c’est que la littérature nous apporte un vif plaisir, une étrange certitude, où se mêleraient l’audace, la clémence, l’émerveillement : une joie de vivre tels que nous sommes, et que le plus misérable ait le droit de participer à la beauté du monde décrit par les livres. Nous aimerions que chaque livre veuille donner à tous les hommes le droit à l’enthousiasme, à la paix du cœur.

André Dhôtel, La Littérature et le hasard, édition de Philippe Blondeau, Fata    Morgana, 2015, pp. 45-46.

 

Ici le professeur de philosophie Dhôtel se rapproche curieusement de Georges Bataille (« un vif plaisir », « une joie de vivre ») pour s’en éloigner très vite (« la paix du cœur »). Le romancier refuse de polémiquer avec les sérieux universitaires ou avec les critiques, aussi bien qu’avec les écrivains savants. Son refus du partage des castes n’est pas une révolte, c’est un simple sourire, qui ne détruira aucune chaire, mais qui donnera un peu d’air au lecteur suffoqué ou offusqué par les exégèses.

Si l’enfant de Roche, malgré tous ses efforts, n’a pas réussi à échapper au culte du héros, du magicien, du saint ou du champion, son vague cousin d’Attigny semble avoir gagné son pari risqué : obtenir et garder un public sans le tenir à distance.

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