Le Jardin aux trois secrets

 LE JARDIN AUX TROIS SECRETS de Jean Pierre Vidal, estampes de Marie Alloy

« J’ai vu un jour, dans La Quinzaine littéraire, une photographie de Thomas Bernhard enfant, un enfant dans la force de la vie, de l’insolence et de l’invincibilité de la vie. La nuit suivante, j’ai fait ce rêve, un rêve très narratif et très visuel, avec des images très précises que j’ai tenté de transmettre dans les mots. Il est donc difficile de me sentir l’auteur d’un texte qui m’a été dicté par le visage d’un enfant que je n’ai pas connu et où, pourtant, j’ai reconnu ma propre enfance, toute aussi inconnue. »

Graver la végétation du rêve

J’ai tenu, dès le départ, à ne retenir que l’idée de jardin pour accompagner ce beau poème de Jean Pierre Vidal, afin de préserver ses secrets. J’ai, peu à peu, orienté mes recherches gravées, vers un monde végétal mental, ne souhaitant ni créer un paysage ni une sorte de décor qui empêcherait le rêve de circuler entre les pages. J’ai cherché, en m’aidant de la technique du vernis mou, à composer avec des empreintes de végétaux ramassés dans le jardin, utilisant leurs dessins pour prolonger les miens et les baignant dans l’ombre et la lumière de l’aquatinte. J’ai obtenu quelque chose de l’ordre de l’herbier sauvage, tout en délicatesse, que les herbes soient fines ou les feuillages touffus.

La gravure restitue ce qui s’imprime en se dérobant à la prise du réel, elle rend visible l’empreinte avec, comme un voile lointain, une mise hors de portée. Ici j’ai pensé à la végétation d’un rêve, avec sa part d’inquiétude et la simplicité de l’enfance. J’ai recherché un équilibre, toujours sur le seuil du rêve, entre les trois temps du poème et leurs correspondances avec les gravures, pour faire résonner entre eux un sentiment d’étrangeté douce et familière.

Le jeu délicat et fragile des empreintes fait ressortir la lumière du papier et unifie ici la typographie et les estampes. Le trait végétal prend parfois une teneur irréelle, laissant le regard glisser entre les mots et les empreintes gravées. Le temps semble suspendu dans ce livre, lové dans une matière cendreuse mais précise. Les infimes détails d’une herbe ou de petites feuilles recroquevillées, miniaturisées, dessinent une sorte de dérive légère et libre.

C’est, au fil des temps du poème, l’intimité silencieuse des feuillages qui transparaît, puis la douceur de ce calme s’envole tout à coup, se rompt. Après être passées par la blancheur d’une chapelle vide, les plantes sèches et volatiles retombent en tournoyant sur le sol de la page pour s’y recueillir avec la dernière strophe du poème.

Le temps du graveur se divise en étapes, en états. Le graveur fait confiance aux processus de l’acide, de la corrosion du métal et ses aléas, aux textures du papier pour que les herbes et diverses plantes, pressées sous les cylindres puis mordues à l’eau forte, retrouvent une seconde vie, entre noir et blanc. Le papier humide accueille leurs empreintes sans résistance, et ici même, avec tendresse, conservant la caresse secrète du poème, comme sa folie souveraine. Les feuilles et herbes séchées, rétractées, s’ancrent dans la plaque de métal, constituant, au fur et à mesure des états, un palimpseste où la mémoire, incrustée dans le papier, suggère les restes du rêve. Le gris des plantes gravées, encrées, puis imprimées, rappelle celui de la cendre, en une doublure d’ombre.

Partage du rêve, accompagnement sensible dans le livre. Je ressens le secret de ce poème dans la délicatesse de l’amour qui l’écrit, où le désir, en filigrane, est mu par des mouvements profonds. Quelque chose de mystérieux naît puis s’efface tout à coup comme le visage de l’enfance. J’ai tenté de graver la pureté fragile de l’élan amoureux puis de faire ressentir la fuite, la honte devant l’appel du désir, par les changements de ton des empreintes végétales. Pour que ce rêve se poursuive, comme l’enfance, Jean Pierre Vidal a dédié ce livre à son petit-fils.

Marie Alloy, septembre 2015

droits réservés texte Ⓒ Marie Alloy, photos ADAGP, avec l’autorisation de l’artiste.

Editions Le Silence qui roule

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Léon Chestov et Benjamin Fondane

“Voici donc réédité, réuni, l’essentiel de l’oeuvre de Léon Chestov, dans l’admirable traduction qu’en donna Boris de Schloezer. Et, feuilletant par hasard, qui sait, ces pages abstraites mais si brûlantes, peut-être quelque jeune lecteur va-t-il se laisser retenir, va répondre à ce grand appel, va tenter de s’aventurer dans le pays qu’il désigne, quitte à vieillir ensuite, resté en route, avec au coeur le regret de l’horizon aperçu.”

C’est ainsi qu’Yves Bonnefoy accompagnait la parution en 1967 d’Athènes et Jérusalem aux éditions Flammarion – ces pages furent reprises dans le recueil Un Rêve fait à Mantoue, au Mercure de France, et plus récemment, en postface de la réédition du grand ouvrage de Léon Chestov aux éditions Le Bruit du Temps.

Les éditions Non Lieu ont réédité en mars 2016 les Rencontres avec Léon Chestov de Benjamin Fondane (textes établis par Nathalie Baranoff, la fille du philosophe, et Michel Carassou, avec une postface de Ramona Fotiade, “Senior Lecturer in French” à l’Université de Glasgow).

Ce livre est un extraordinaire monument de l’amitié.

Benjamin Fondane était poète avant tout, mais il s’est fait philosophe pour défendre et diffuser la pensée de son ami Léon Chestov, qui lui écrivait : “Mais vous n’êtes pas ignorant en philosophie! Et il ne faut pas, par modestie, leur laisser croire que si vous aviez su… Vous n’êtes pas venu à la philosophie par les voies habituelles, oui. Mais heureusement, car cela vous permet de poser des questions plus audacieuses, de vous demander si la connaissance… Il ne faut pas leur laisser la facilité de vous traiter de poète, de mystique.” (op. cit. p. 108)

Ce livre est donc le témoignage d’une amitié fervente entre deux hommes de deux générations différentes. L’histoire de sa publication est le fruit d’une autre amitié. En effet, le 18 juin 1939, Benjamin Fondane  remit le manuscrit de l’ouvrage non encore corrigé par ses soins à Victoria Ocampo (1890-1979), fondatrice de la revue Sur, qui en fut donc la première lectrice, la dépositaire et la première éditrice, accompagné de cette lettre :

“Je dépose toutefois ce manuscrit inachevé entre les mains de Victoria Ocampo, dans la crainte de la guerre soudaine qui me ferait abandonner mon domicile sans que je puisse sauver le manuscrit. Au cas où cela arriverait, et que mes autres copies se perdraient, aussi inachevé qu’il soit, il vaut mieux que quelque chose demeure, même informe : c’est le bien le plus précieux que j’aie. Si moi  et les miens avons disparu de terre, je compte sur Victoria Ocampo pour veiller à la publication de ce manuscrit. Si guerre il y a, elle peut ouvrir le paquet, voire publier ce qui bon lui plaira, et en permettre la traduction espagnole, anglaise, etc. Elle pourrait même, par les soins de la Croix-Rouge internationale (si cela existe encore) m’envoyer à moi, ou aux miens (après recherches faites) le produit de la publication partielle ou totale.”

Benjamin Fondane, né Benjamin Wechsler (ou Wexler) à Iasi (ou Jassy, Roumanie) le 14 novembre 1896, mort à à Auschwitz-Birkenau le 2 ou le 3 octobre 1944, était poète, philosophe, essayiste, dramaturge, cinéaste et traducteur. Les éditions Non Lieu  ont publié de lui Rimbaud le voyou, et Théâtre complet, ainsi que sa bibliographie établie par Eric Freedman (ISBN 978-2-35270-072-2).

“J’avais été jusque-là comme la plupart des gens, je n’avais rien compris à la philosophie proprement dite. Je n’y voyais qu’un sphinx sans énigme et déjà, dans les dialogues de Platon, un acharné combat, dont la signification m’échappait : se pouvait-il qu’il y eût là conflit véritable? […] [Chestov] me fit comprendre que la bonne voie n’était pas celle que j’avais suivie : dédaigner la spéculation; qu’il fallait, tout au contraire, aller jusqu’aux sources du conflit, provoquer le Minotaure chez lui. Il parlait… et, tout à coup, le Musée Grévin poussiéreux qui, jusque-là, avait figuré pour moi l’histoire de la philosophie, se réveilla de façon hallucinante. Sous les armures médiévales des techniques, le carapaçon des procédés, les gaines des formules logiques et des obscurités voulues, je compris les grandes batailles sournoises que se livrèrent des hommes vivants, âpres, terribles, sans merci.” (op. cit., pp. 32-33)

Léon Issaakovitch Chestov (en russe : Лев Исаакович Шестов), né Jehuda Leib Schwarzmann le 12 février (31 janvier) 1866 à Kiev et mort le 20 novembre 1938 à Paris est un grand philosophe russe dont les principaux ouvrages ont été réédités par les éditions Le Bruit du Temps. Ces mêmes éditions ont publié récemment Shakespeare et son critique Brandès.

“La philosophie ne commence que lorsque l’homme perd tous les critères de la vérité, quand il sent qu’il ne peut y avoir nul critère, et qu’on n’en a même pas besoin.” (Le Pouvoir des clés, cité par B. Fondane, op. cit. p. 280)

La Société d’Etudes Léon Chestov publie régulièrement des cahiers très utiles pour mieux connaître la pensée du grand philosophe. On y trouve en particulier un remarquable cahier Chestov / Bataille, avec un beau texte de Michel Surya : “Léon Chestov et Georges Bataille : ou bien Dieu ou bien l’Histoire” (n° 12, 2012).

A consulter également :

Article de Christian Mouze

Autre article de Christian Mouze

Société d’Etudes Léon Chestov

Editions Non Lieu

Benjamin Fondane, “Sur les rives de l’Ilissus. Après la mort de Léon Chestov”. PDF en accès libre en cliquant sur le titre.

Note 1 : il est vraiment regrettable que pour un travail d’édition aussi nécessaire que louable, le soin pris ne soit pas toujours suffisant. On peut ainsi relever en quatrième page de couverture plusieurs erreurs peu pardonnables, en particulier sur le lieu de la mort de Benjamin Fondane, Birkenau, et  sur le nom de l’auteur, (chez le même éditeur pourtant!) de la Bibliographie de Benjamin Fondane, Eric Freedman.

Note 2 : Rappelons le propos autobiographique de Georges Bataille, qui traduisit en 1924, avec T. Beresovski-Chestov, un livre de Léon Chestov, L’Idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche (Editions du Siècle, 1925) :“Alors que j’étais déjà bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale, j’entrai à l’Ecole des Langues orientales. Je commençai d’apprendre le chinois et le russe, j’abandonnai ces études assez vite, mais j’eus alors l’occasion de rencontrer le philosophe russe Léon Chestov. Léon Chestov philosophait à partir de Dostoïevski et de Nietzsche, ce qui me séduisait. J’eus vite l’impression de différer de lui sans remède du fait d’une violence fondamentale qui me portait. Je l’estimais cependant, il se scandalisa de mon aversion outrée pour les études philosophiques et je l’écoutai docilement lorsqu’il me guida avec beaucoup de sens dans la lecture de Platon. C’est à lui que je dois la base de connaissances philosophiques qui, sans avoir le caractère de ce qu’il est commun d’attendre sous ce nom, à la longue n’en sont pas moins devenues réelles. Peu après je devais comme toute ma génération m’incliner vers le marxisme. Chestov était un émigré socialiste et je m’éloignai de lui, mais je lui garde une grande reconnaissance, ce qu’il sut me dire de Platon était ce que j’avais besoin d’entendre et je ne vois pas qui aurait su me le dire ainsi si je ne l’avais pas rencontré. Depuis ce premier pas, la paresse et parfois l’outrance m’éloignèrent souvent de ce droit chemin dans lequel il me fit entrer, mais je suis aujourd’hui ému me rappelant ce que j’ai appris à l’écouter, que la violence de la pensée humaine n’est rien si elle n’est pas son accomplissement. Pour moi la pensée de Léon Chestov m’éloignait de cette violence finale dont j’avais dès l’abord à Londres entrevu le terme, je devais de toute façon me séparer de lui, mais j’admire la patience qu’il eut avec moi qui ne savais alors m’exprimer qu’avec une sorte de délire triste.”  Georges Bataille, Oeuvres Complètes, Gallimard, tome VIII, p. 563.

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Anne Perrier 1922-2017

Anne Perrier, née à Lausanne le 16 juin 1922, est morte le 16 janvier 2017. Son oeuvre poétique est recueillie par les éditions L’Escampette en 2008.

Dans La Nouvelle Revue de Lausanne du 26 décembre 1967, quotidien auquel il collabora régulièrement de 1950 à 1970, Philippe Jaccottet écrit :

«Faut-il s’excuser de montrer des beautés de langage dans une poésie qui précisément ne les cherche pas, et qui n’est, intérieurement, qu’effusion de l’âme? Mais quoi? Si Anne Perrier n’avait ce don, toujours plus sûr, de choisir les images et les mots essentiels, d’associer les sonorité les plus persuasives, de rompre ou de presser le rythme, de s’arrêter au meilleur moment, elle pourrait être une sainte, elle ne serait pas poète, et l’élévation de son expérience nous resterait inconnue, ou nous serait communiquée par d’autres voies. Cela reste indéniable, même si, ce que je suppose, le travail d’Anne Perrier sur les mots ne ressemble pas du tout à celui de Mallarmé ou de Valéry, mais se fait «en dormant», c’est-à-dire dans le recueillement silencieux de l’être autour d’un seul désir et de quelques images.»

Note reprise in Ecrits pour papier journal Chroniques 1951-1970, Gallimard, 1994, p. 263.

Jean Starobinski : «Pourquoi le public d’Anne Perrier ne cesse-t-il d’augmenter? Il suffit de lire, en donnant son attention. Cette poésie aiguë, sobre et limpide, occupe désormais une place distincte – très haut située – dans l’ensemble de ce qui paraît actuellement en langue française.»

José-Flore Tappy : «Proche des poètes mystiques mais aussi d’Emily Dickinson, dont elle aurait l’audace et la légèreté, la poésie d’Anne Perrier est tout entière tournée vers une écoute lucide du monde. Elle dit l’envol, toujours recommencé, qui va de l’«ombre humaine» à l’étincellement des oiseaux.»

un film

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un peu de désert autour de moi

648x415_ecrivain-stephane-mallarmeLettre de Stéphane Mallarmé à Michel Baronnet

Paris, le 28 janvier 1888

Mon cher Baronnet,
Vous avez cette intuition amicale du plus vieux de mes rêves, manger quelques dattes chaque jour présentées par une main charitable et vivre sans plus de souci. Il me semble un peu que cela ait lieu, mais plus délectablement que je ne m’attendais, n’ayant pratiqué ce fruit que sirupeux et dû à l’épicier. Vraiment, c’est prodigieux de douceur et du luxe de nutrition qu’on sent y sommeiller. Ces dames, qui se guérissent un rhume avec, vous remercient de grand cœur, comme moi. […]
Je n’ai pas l’impression que vous vous ennuyiez trop, là-bas *, car, outre vos besognes, vous savez vivre seul, même je vous envie, ah ! si le fond de la boîte où s’étagent les dattes répandait un peu de désert autour de moi. […]

Adresse :
Lettre, il faut que tu t’antidates
Pour ne pas trop tard conter qu’on est
Avec ou sans caisse de dattes
Pas plus charmant que Baronnet…
 
* Baronnet était en Afrique du Nord.
Stéphane Mallarmé, Correspondance III 1886-1889, recueillie, classée et annotée par Henri Mondor et Lloyd James Austin, Gallimard, 1969, pp. 167-168.

 

 

 

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SUFFIT

pilinszky2Si vaste soit la création,
elle est plus étroite qu’une niche.
D’ici à là-bas. Pierre, arbre, maison,
je bricole. J’arrive en avance, en retard.

Parfois pourtant quelqu’un arrive,
et ce qui est, soudain se déploie.
La vue d’un visage suffit, une présence,
et les papiers peints se mettent à saigner.

Suffit, oui, une main suffit
quand elle remue le café
ou “se retire après les présentations”,
suffit, pour oublier l’endroit,
la rangée de fenêtres sans air, oui,
pour qu’en rentrant la nuit dans notre chambre
nous acceptions l’inacceptable.

János Pilinszky (1921-1981), Poèmes choisis, traduit du hongrois par Lorand Gaspar et Sarah Clair, Gallimard, 1982, p. 75.

Photographie © Szebeni Andrs DR

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