Léon Chestov et Benjamin Fondane

“Voici donc réédité, réuni, l’essentiel de l’oeuvre de Léon Chestov, dans l’admirable traduction qu’en donna Boris de Schloezer. Et, feuilletant par hasard, qui sait, ces pages abstraites mais si brûlantes, peut-être quelque jeune lecteur va-t-il se laisser retenir, va répondre à ce grand appel, va tenter de s’aventurer dans le pays qu’il désigne, quitte à vieillir ensuite, resté en route, avec au coeur le regret de l’horizon aperçu.”

C’est ainsi qu’Yves Bonnefoy accompagnait la parution en 1967 d’Athènes et Jérusalem aux éditions Flammarion – ces pages furent reprises dans le recueil Un Rêve fait à Mantoue, au Mercure de France, et plus récemment, en postface de la réédition du grand ouvrage de Léon Chestov aux éditions Le Bruit du Temps.

Les éditions Non Lieu ont réédité en mars 2016 les Rencontres avec Léon Chestov de Benjamin Fondane (textes établis par Nathalie Baranoff, la fille du philosophe, et Michel Carassou, avec une postface de Ramona Fotiade, “Senior Lecturer in French” à l’Université de Glasgow).

Ce livre est un extraordinaire monument de l’amitié.

Benjamin Fondane était poète avant tout, mais il s’est fait philosophe pour défendre et diffuser la pensée de son ami Léon Chestov, qui lui écrivait : “Mais vous n’êtes pas ignorant en philosophie! Et il ne faut pas, par modestie, leur laisser croire que si vous aviez su… Vous n’êtes pas venu à la philosophie par les voies habituelles, oui. Mais heureusement, car cela vous permet de poser des questions plus audacieuses, de vous demander si la connaissance… Il ne faut pas leur laisser la facilité de vous traiter de poète, de mystique.” (op. cit. p. 108)

Ce livre est donc le témoignage d’une amitié fervente entre deux hommes de deux générations différentes. L’histoire de sa publication est le fruit d’une autre amitié. En effet, le 18 juin 1939, Benjamin Fondane  remit le manuscrit de l’ouvrage non encore corrigé par ses soins à Victoria Ocampo (1890-1979), fondatrice de la revue Sur, qui en fut donc la première lectrice, la dépositaire et la première éditrice, accompagné de cette lettre :

“Je dépose toutefois ce manuscrit inachevé entre les mains de Victoria Ocampo, dans la crainte de la guerre soudaine qui me ferait abandonner mon domicile sans que je puisse sauver le manuscrit. Au cas où cela arriverait, et que mes autres copies se perdraient, aussi inachevé qu’il soit, il vaut mieux que quelque chose demeure, même informe : c’est le bien le plus précieux que j’aie. Si moi  et les miens avons disparu de terre, je compte sur Victoria Ocampo pour veiller à la publication de ce manuscrit. Si guerre il y a, elle peut ouvrir le paquet, voire publier ce qui bon lui plaira, et en permettre la traduction espagnole, anglaise, etc. Elle pourrait même, par les soins de la Croix-Rouge internationale (si cela existe encore) m’envoyer à moi, ou aux miens (après recherches faites) le produit de la publication partielle ou totale.”

Benjamin Fondane, né Benjamin Wechsler (ou Wexler) à Iasi (ou Jassy, Roumanie) le 14 novembre 1896, mort à à Auschwitz-Birkenau le 2 ou le 3 octobre 1944, était poète, philosophe, essayiste, dramaturge, cinéaste et traducteur. Les éditions Non Lieu  ont publié de lui Rimbaud le voyou, et Théâtre complet, ainsi que sa bibliographie établie par Eric Freedman (ISBN 978-2-35270-072-2).

“J’avais été jusque-là comme la plupart des gens, je n’avais rien compris à la philosophie proprement dite. Je n’y voyais qu’un sphinx sans énigme et déjà, dans les dialogues de Platon, un acharné combat, dont la signification m’échappait : se pouvait-il qu’il y eût là conflit véritable? […] [Chestov] me fit comprendre que la bonne voie n’était pas celle que j’avais suivie : dédaigner la spéculation; qu’il fallait, tout au contraire, aller jusqu’aux sources du conflit, provoquer le Minotaure chez lui. Il parlait… et, tout à coup, le Musée Grévin poussiéreux qui, jusque-là, avait figuré pour moi l’histoire de la philosophie, se réveilla de façon hallucinante. Sous les armures médiévales des techniques, le carapaçon des procédés, les gaines des formules logiques et des obscurités voulues, je compris les grandes batailles sournoises que se livrèrent des hommes vivants, âpres, terribles, sans merci.” (op. cit., pp. 32-33)

Léon Issaakovitch Chestov (en russe : Лев Исаакович Шестов), né Jehuda Leib Schwarzmann le 12 février (31 janvier) 1866 à Kiev et mort le 20 novembre 1938 à Paris est un grand philosophe russe dont les principaux ouvrages ont été réédités par les éditions Le Bruit du Temps. Ces mêmes éditions ont publié récemment Shakespeare et son critique Brandès.

“La philosophie ne commence que lorsque l’homme perd tous les critères de la vérité, quand il sent qu’il ne peut y avoir nul critère, et qu’on n’en a même pas besoin.” (Le Pouvoir des clés, cité par B. Fondane, op. cit. p. 280)

La Société d’Etudes Léon Chestov publie régulièrement des cahiers très utiles pour mieux connaître la pensée du grand philosophe. On y trouve en particulier un remarquable cahier Chestov / Bataille, avec un beau texte de Michel Surya : “Léon Chestov et Georges Bataille : ou bien Dieu ou bien l’Histoire” (n° 12, 2012).

A consulter également :

Article de Christian Mouze

Autre article de Christian Mouze

Société d’Etudes Léon Chestov

Editions Non Lieu

Benjamin Fondane, “Sur les rives de l’Ilissus. Après la mort de Léon Chestov”. PDF en accès libre en cliquant sur le titre.

Note 1 : il est vraiment regrettable que pour un travail d’édition aussi nécessaire que louable, le soin pris ne soit pas toujours suffisant. On peut ainsi relever en quatrième page de couverture plusieurs erreurs peu pardonnables, en particulier sur le lieu de la mort de Benjamin Fondane, Birkenau, et  sur le nom de l’auteur, (chez le même éditeur pourtant!) de la Bibliographie de Benjamin Fondane, Eric Freedman.

Note 2 : Rappelons le propos autobiographique de Georges Bataille, qui traduisit en 1924, avec T. Beresovski-Chestov, un livre de Léon Chestov, L’Idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche (Editions du Siècle, 1925) :“Alors que j’étais déjà bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale, j’entrai à l’Ecole des Langues orientales. Je commençai d’apprendre le chinois et le russe, j’abandonnai ces études assez vite, mais j’eus alors l’occasion de rencontrer le philosophe russe Léon Chestov. Léon Chestov philosophait à partir de Dostoïevski et de Nietzsche, ce qui me séduisait. J’eus vite l’impression de différer de lui sans remède du fait d’une violence fondamentale qui me portait. Je l’estimais cependant, il se scandalisa de mon aversion outrée pour les études philosophiques et je l’écoutai docilement lorsqu’il me guida avec beaucoup de sens dans la lecture de Platon. C’est à lui que je dois la base de connaissances philosophiques qui, sans avoir le caractère de ce qu’il est commun d’attendre sous ce nom, à la longue n’en sont pas moins devenues réelles. Peu après je devais comme toute ma génération m’incliner vers le marxisme. Chestov était un émigré socialiste et je m’éloignai de lui, mais je lui garde une grande reconnaissance, ce qu’il sut me dire de Platon était ce que j’avais besoin d’entendre et je ne vois pas qui aurait su me le dire ainsi si je ne l’avais pas rencontré. Depuis ce premier pas, la paresse et parfois l’outrance m’éloignèrent souvent de ce droit chemin dans lequel il me fit entrer, mais je suis aujourd’hui ému me rappelant ce que j’ai appris à l’écouter, que la violence de la pensée humaine n’est rien si elle n’est pas son accomplissement. Pour moi la pensée de Léon Chestov m’éloignait de cette violence finale dont j’avais dès l’abord à Londres entrevu le terme, je devais de toute façon me séparer de lui, mais j’admire la patience qu’il eut avec moi qui ne savais alors m’exprimer qu’avec une sorte de délire triste.”  Georges Bataille, Oeuvres Complètes, Gallimard, tome VIII, p. 563.

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ma main sur son front

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« (Pour dire adieu à son cadavre, si juvénile malgré le mal qui dès longtemps lui rongeait les poumons, ma main posée quelques secondes sur le front froid d’une femme de mon siècle et de mon climat en qui j’avais placé le meilleur de mon amitié, moi qui – sans être un homosexuel – regarde l’amitié comme une espèce d’amour et suis probablement – quelque dégoût que j’aie pour la sublimité des amours platoniques – l’homme des amitiés féminines plutôt que celui de la passion ; j’ai découvert plus tard que ce geste dernier adressé à une créature qui depuis des années entretenait avec l’ange de la mort des rapports si familiers qu’elle semblait lui avoir emprunté un peu de son impénétrabilité de marbre n’avait été que la machinale mais tendre reproduction d’un geste plus ancien, accompli du temps qu’elle était encore à peu près en santé : un soir que nous traînions à quelques-uns dans les bars de Montmartre et qu’elle s’était enivrée, ainsi qu’il arrivait souvent quand elle ne pouvait plus soutenir l’effort qu’il lui fallait pour sauvegarder un équilibre qui ne tenait jamais qu’à un fil, suspendue qu’elle était entre la glace et le feu par sa rigueur et sa passion, son dégoût et son goût de la vie, son messianisme social et son incapacité de subir une contrainte, j’avais posé ma main sur son front pour l’aider à s’affranchir de sa nausée en vomissant, caresse unique dont ma paume droite – sur laquelle pesait cette tête qui s’abandonnait, autant par l’effet de l’alcool que par celui des antinomies implacables dont elle était éternellement la proie – n’a pas perdu le souvenir. Comme en témoignent tels des feuillets qu’elle avait rédigés, cette amie avait choisi pour se dépeindre le prénom émouvant de « Laure », émeraude médiévale alliant à son incandescence un peu chatte une suavité vaguement paroissiale de bâton d’angélique.) »

© Michel Leiris, Fourbis, La Règle du Jeu, Gallimard, Pléiade, p. 494-495 (édition de Denis Hollier).

 

Les feuillets dont parle ici Leiris ont été publiés hors commerce en 1939 et 1943. Colette Peignot est née en 1903 et morte en novembre 1938. L’amitié entre Bataille et Leiris fut scellée par cette mort de « Laure ».

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Georges Bataille écrit à Michel Leiris

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Georges Bataille – Michel Leiris, Echanges et Correspondances, Gallimard, 2004, p. 111

Le 20 janvier 1935 :

« N’imagine pas que je t’écrive ainsi hostilement. Au contraire, si j’avais en ce moment de l’hostilité contre toi – comme cela m’est arrivé – je n’aurais pas songé à t’écrire. D’ailleurs je sais qu’il y a aussi de ma faute, ce qui ne m’empêche pas d’éprouver parfois de tout cela une extrême tristesse. Je suppose que mon amitié a quelque chose de pesant pour ceux que j’aime le plus. J’ai un accès plus facile – surtout plus humain – auprès de ceux que j’aime moins. Sans aucun doute, la pire déception que j’ai eue, c’est la stagnation et l’épuisement de toute vie amicale qui devient en peu d’années la chose la plus vide et ne se justifie plus que dans le passé. »

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Bataille par Leiris

Le portrait de Bataille par Leiris est magnifique et assez effrayant : « Plutôt maigre et d’allure à la fois dans le siècle et romantique, [il] possédait l’élégance dont il ne départirait jamais […] A ses yeux assez rapprochés et enfoncés, riches de tout le bleu du ciel, s’alliait sa curieuse dentition de bête des bois, fréquemment découvertes par un rire que (peut-être à tort) je jugeais sarcastique. »
«De Bataille l’impossible à l’impossible Documents», Michel Leiris, A propos de Georges Bataille, Fourbis, 1988, p. 19.

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