La poésie et les circonstances

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Dans son livre La Révolution rêvée (Fayard, 2004), Michel Surya dresse un tableau des idées et des œuvres révolutionnaires dans la France de 1944 à 1956 . C’est une époque où la poésie et les poètes sont encore écoutés, cela ne durera guère… Pour « saisir le mouvement de cette histoire », l’auteur relit avec attention les revues, littéraires ou non. Voici deux passages particulièrement intéressants.

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« Le monde est si grand, si riche et la vie offre un spectacle si divers que les sujets de poésie ne font jamais défaut. Mais il est nécessaire que ce soit toujours des poèmes de circonstances, autrement dit il faut que la réalité fournisse l’occasion et la matière […]. Mes poèmes sont toujours des poèmes de circonstances. Ils s’inspirent de la réalité, c’est sur elle qu’ils se fondent et reposent. Je n’ai que faire des poèmes qui ne reposent sur rien. » Goethe, Conversations de Goethe avec Eckermann, cité par Paul Eluard, « La poésie de circonstance », La Nouvelle Critique, n° 35, avril 1952.

Michel Surya cite en note cette remarque d’Henri Thomas :

« Toute l’œuvre d’Eluard reste fidèle au surréalisme, en ce sens qu’elle demeure tout entière pure subjectivité, image, et image de l’image, émiettement infini à la merci du rêve et de l’absence. » (Nouvelle Nouvelle Revue Française, n° 1, janvier 1953, p. 142)

C’est l’occasion, ou la circonstance, de recommander la lecture et la relecture du beau livre qui rassemble en deux volumes les chroniques de poésie d’Henri Thomas, livre à présent disponible pour quelques euros en format numérique, pour ceux qui n’ont pas la chance d’avoir ces deux tomes précieux dans leur bibliothèque :81VeR4yP8zL

 

Cristina Campo, « la journée est le seul devoir »

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Lettre de Cristina Campo (Vittoria Guerini)
“Quant à vos tourments, dont je sais si peu de choses, je voudrais vous prier, si votre amitié me le permet – de ne pas vous abandonner à la tentation centrale, la seule que le démon puisse réellement travestir en morale : celle des bilans et des programmes. C’est avec le passé et le futur qu’il tente de nous attirer chaque jour, alors qu’en vérité la journée est la seule réalité, le seul devoir, la seule chose de laquelle on soit responsable. Et c’est également en se débarrassant d’ hier et de demain que nous pourrons établir le silence, l’attention parfaite, où parle la nécessité vraie de notre âme; âme, dis-je, et non moi (ce dernier est toujours occupé, justement, avec l’hier et avec le demain)”. Lettre citée par Cristina de Stefano, Belinda et le monstre, vie secrète de Cristina Campo, Adelphi éd., 2002, pp. 81-82. Traduction française par Monique Bacchelli, Ed. du Rocher, 2006, p. 90.

Une patience sans limite

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Si nous ne pouvons connaître le vrai, il semble étrangement que l’erreur se manifeste sans aucun doute – non pas la confusion, la dispersion dont nous ne prendrions pas conscience – non pas la contradiction qui est une référence à un principe – mais la légende : ce qui n’a pu arriver et ne peut arriver, c’est-à-dire l’impossible. Ce n’est plus une erreur, mais simplement la seule attitude enthousiasmante et paisible à la fois.

C’est un défi à l’impossible, ou une attente de l’impossible : nous ne sommes satisfaits que lorsqu’il nous est promis comme tel.

Une définition de l’impossible, ainsi se présente du moins la littérature. C’est un récit d’événements irréalisables présentés comme réalisés, comme une chance sur laquelle on ne pouvait compter et qui s’est affirmée.

Nous recherchons la chance supplémentaire. Elle n’existe pas ? Elle est hors de notre échelle ? Et pourtant c’est notre seul intérêt. Il suffit de la chercher pour trouver enfin la vie remplie, et aucune défaite ne peut la nier puisqu’elle n’a pas de mesure. Il semble au contraire qu’une défaite l’avive encore, pourvu qu’on accepte de remonter la défaite, en raison même de l’impossibilité. Une patience hors du temps et condamnée par le temps. Le mépris du temps.

Savoir que l’on patauge et tenter de sortir du marais, alors que c’est impossible. C’est pourquoi c’est d’abord une patience sans limite. L’avenir n’a plus d’importance, puisqu’il est invraisemblable, et que l’on ne cherche et qu’on n’attend que l’invraisemblable. Tâtonnement. Jamais de solution. La solution est impossible : c’est le miracle, la source dans le désert.

Cela ne va pas car ce que l’on aime et ce que l’on attend c’est bien l’absolument inexplicable puisqu’il s’agit de la chance imprévisible, celle qui n’était pas du tout dans notre jeu (la littérature se contente de l’improbable réalisé).

La littérature ne peut courir cette chance : seule la religion, mais la littérature permet de découvrir ce qui n’est pas dans notre jeu.

Y a-t-il des circonstances banales où survient une chance qui n’était pas dans le jeu : miracle ?

André Dhôtel, La Littérature et le hasard, texte établi et présenté par Philippe Blondeau, Fata Morgana, 2015, pp. 73-74.

Je ne peux prétendre comprendre cette page de Dhôtel, et encore moins l’expliquer. Comme tous les meilleurs textes de cet auteur merveilleux, elle m’ébranle comme pourrait le faire le kōan du maître zen. Mais tous nous pouvons connaître la défaite, et même la défaite définitive évoquée par un autre Ardennais. Dans cette passe ardue, où le jeu qui est dans notre main est proprement désespérant, il peut advenir cette « chance imprévisible», ce « miracle », cette « source dans le désert ».

         C’est dans les « circonstances banales », et même les plus banales, que peut survenir «une chance qui n’était pas dans notre jeu », que certains nommeront miracle.

         On peut ne nullement prétendre atteindre un jour de notre vie le fameux Satori et rester ouvert à une vision de la vie qui ne voit pas la chute, la défaite, l’extrême déréliction comme la preuve de l’impossible, mais bien comme la chance même qui nous ouvre le possible du miracle.

        C’est à cette croyance en l’impossible que nous ouvre toute littérature véridique, et toute poésie salubre.

ma main sur son front

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« (Pour dire adieu à son cadavre, si juvénile malgré le mal qui dès longtemps lui rongeait les poumons, ma main posée quelques secondes sur le front froid d’une femme de mon siècle et de mon climat en qui j’avais placé le meilleur de mon amitié, moi qui – sans être un homosexuel – regarde l’amitié comme une espèce d’amour et suis probablement – quelque dégoût que j’aie pour la sublimité des amours platoniques – l’homme des amitiés féminines plutôt que celui de la passion ; j’ai découvert plus tard que ce geste dernier adressé à une créature qui depuis des années entretenait avec l’ange de la mort des rapports si familiers qu’elle semblait lui avoir emprunté un peu de son impénétrabilité de marbre n’avait été que la machinale mais tendre reproduction d’un geste plus ancien, accompli du temps qu’elle était encore à peu près en santé : un soir que nous traînions à quelques-uns dans les bars de Montmartre et qu’elle s’était enivrée, ainsi qu’il arrivait souvent quand elle ne pouvait plus soutenir l’effort qu’il lui fallait pour sauvegarder un équilibre qui ne tenait jamais qu’à un fil, suspendue qu’elle était entre la glace et le feu par sa rigueur et sa passion, son dégoût et son goût de la vie, son messianisme social et son incapacité de subir une contrainte, j’avais posé ma main sur son front pour l’aider à s’affranchir de sa nausée en vomissant, caresse unique dont ma paume droite – sur laquelle pesait cette tête qui s’abandonnait, autant par l’effet de l’alcool que par celui des antinomies implacables dont elle était éternellement la proie – n’a pas perdu le souvenir. Comme en témoignent tels des feuillets qu’elle avait rédigés, cette amie avait choisi pour se dépeindre le prénom émouvant de « Laure », émeraude médiévale alliant à son incandescence un peu chatte une suavité vaguement paroissiale de bâton d’angélique.) »

© Michel Leiris, Fourbis, La Règle du Jeu, Gallimard, Pléiade, p. 494-495 (édition de Denis Hollier).

 

Les feuillets dont parle ici Leiris ont été publiés hors commerce en 1939 et 1943. Colette Peignot est née en 1903 et morte en novembre 1938. L’amitié entre Bataille et Leiris fut scellée par cette mort de « Laure ».

Jacques Truphémus

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« La peinture de Jacques Truphémus atteste la primauté de l’affection qui s’attache aux êtres sur la matière qui semble les trahir. Elle restitue à un grand art menacé – peinture et poésie dans un même regard, un même souffle – l’exigence qui en fait la garantie de son avenir. » Yves Bonnefoy, « Le regard de Jacques Truphémus », préface à Jacques Truphémus, © RH Editions – DG Communication, Lyon, 2011.

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Peinture de Jacques Truphémus (La belle Servante, huile sur toile, 1980)

Dans les cafés métaphysiques

Les servantes aux longues fatigues

Sont lampes qui éclairent le Temps

Dehors la neige a leur visage.

La Fin de l’attente, Le Temps qu’il fait, 1996.