Les étoiles fixes

 

Pouchkine

“LES ÉTOILES FIXES. – « La poésie, que Dieu me pardonne ! doit être un peu bête » dit un des plus intelligents, peut-être même le plus intelligent parmi les Russes : Pouchkine. Et il continua néanmoins à écrire des vers et à introduire dans ces vers cette part de bêtise sans laquelle, tout comme les aliments sans sel, devient insupportable. On peut donc, si on le désire, simuler la bêtise, et la simuler de telle sorte que tous prennent cette bêtise simulée pour sincère et véridique. Je dirai même plus : on peut aussi simuler l’intelligence, et la simuler si bien qu’il ne viendra à l’esprit de personne d’y voir une comédie. Et il faut dire que la majorité des écrivains doit se préoccuper, à l’inverse de Pouchkine, non pas tant de paraître sots que de paraître intelligents. Et les faits sont là pour nous prouver que leurs efforts sont couronnés d’un brillant succès. Il est probable que l’essence même du talent littéraire consiste à jouer habilement l’intelligence, la noblesse, la beauté, l’audace, etc. Car les hommes intelligents, nobles, audacieux sont bien rares, tandis qu’il y a tant d’écrivains de talent ! On parvient si bien à contrefaire même la sincérité, que l’œil le plus exercé s’y trompe aisément. Il se peut que Pouchkine agisse si fort sur nous, précisément parce qu’il n’a pas envie d’être intelligent, parce qu’il comprend combien peu vaut l’intelligence. »

Léon Chestov, Le Pouvoir des clés, trad. Boris de Schloezer, nouvelle édition de Ramona Fotiade, Le Bruit du temps éditeur, 2010, pp. 90-91.

Pour moi, la magie des romans et des nouvelles d’André Dhôtel tient à ce refus têtu de paraître intelligent, ou même seulement logique. Ses livres, ses phrases sont des kōans.

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Georges Bataille écrit à Michel Leiris

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Georges Bataille – Michel Leiris, Echanges et Correspondances, Gallimard, 2004, p. 111

Le 20 janvier 1935 :

« N’imagine pas que je t’écrive ainsi hostilement. Au contraire, si j’avais en ce moment de l’hostilité contre toi – comme cela m’est arrivé – je n’aurais pas songé à t’écrire. D’ailleurs je sais qu’il y a aussi de ma faute, ce qui ne m’empêche pas d’éprouver parfois de tout cela une extrême tristesse. Je suppose que mon amitié a quelque chose de pesant pour ceux que j’aime le plus. J’ai un accès plus facile – surtout plus humain – auprès de ceux que j’aime moins. Sans aucun doute, la pire déception que j’ai eue, c’est la stagnation et l’épuisement de toute vie amicale qui devient en peu d’années la chose la plus vide et ne se justifie plus que dans le passé. »

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Bataille par Leiris

Le portrait de Bataille par Leiris est magnifique et assez effrayant : « Plutôt maigre et d’allure à la fois dans le siècle et romantique, [il] possédait l’élégance dont il ne départirait jamais […] A ses yeux assez rapprochés et enfoncés, riches de tout le bleu du ciel, s’alliait sa curieuse dentition de bête des bois, fréquemment découvertes par un rire que (peut-être à tort) je jugeais sarcastique. »
«De Bataille l’impossible à l’impossible Documents», Michel Leiris, A propos de Georges Bataille, Fourbis, 1988, p. 19.

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Méfiance

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photo Gyula Zarand

Il est évidemment déplorable d’avoir un cœur humain. Ce que nous voulons ce n’est pas nous incorporer au thème d’une humanité conçue de telle ou telle façon, mais nous affirmer malgré ce thème. L’amour du prochain a une originalité évidente. Il procède du sentiment que chaque être réalise une exception. L’unification humanitaire des passions peut être conçue par quelque dogme social, jamais par la littérature.

C’est pourquoi il n’y a pas lieu de se plaindre qu’une masse d’hommes se trouve coupée d’une connaissance suffisante et se compose de groupes foncièrement étrangers. Le premier enseignement de la littérature c’est l’indépendance et la sauvagerie (d’accord avec l’amour, l’amitié et n’importe quelle expression de l’amour).

N’exagérons rien. Tout de même il y a par exemple des lecteurs de romans d’amour, parmi ceux-ci certains tiennent pour le mariage, d’autres pour la liberté passionnelle, d’autres pour la courtoisie, pour le coup de foudre, le malheur, le bonheur, les scènes, la jalousie, une sagesse, une amitié. […]

Croyez-vous qu’en somme le public se compose d’aussi étonnantes variétés ? En tout cas chacun recherche bien cette sauvagerie dont je parlais, quelque sentiment qui ne soit qu’à lui, et ressemble si rarement à celui d’un autre que les amitiés sont toujours exceptionnelles quoique fréquentes.

Mais la meilleure preuve est cette méfiance qui se manifeste partout.

André Dhôtel, La Littérature et le hasard, Fata Morgana, 2015, pp. 42-43.

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Quand on voit partout cette méticuleuse méfiance, il y a mieux à faire que de la secourir ou de l’étayer, comme le préconisait héroïquement Kafka – “Dans le combat entre le monde et toi, seconde le monde”, mais il serait absurde de lutter contre elle, de faire le moindre geste, de proférer la moindre parole pour tenter de la dissoudre. Il sera tout de même permis d’en rire.

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André Dhôtel, René Daumal, Arthur Rimbaud

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André Dhôtel, René Daumal, Arthur Rimbaud

     « Daumal dans ses diverses tentatives de dérèglement ou d’austérité, subit le même échec que Rimbaud en ses négations ou contradictions. Il n’en sort pas. Cependant comme lui acquis à une conviction inébranlable : la véritable voie spirituelle est un secret à retrouver, c’est-à-dire un élan originel vers ce qui est autre, vers l’inconnu qui nous échappe et seul peut nous redonner la lumière et le salut.

Cela n’est pas une aliénation (j’ai joué de bons tours à la folie, dit Rimbaud) mais une vision venue de l’extérieur au travers de quelque rupture opérée dans le monde, dans la pensée rationnelle aussi bien qu’irrationnelle.

Il s’agit pour Daumal comme pour Rimbaud de bien autre chose que de combattre la morale constituée, les lieux communs mystiques ou l’idéal prôné par les écoles. Ils ont formé le vœu de se livrer à une étude qui ravive une source première de la pensée, provoque une renaissance inattendue.

Daumal s’affirme comme Rimbaud par un retrait semblable à une défaite mais qui permet de veiller à l’avènement d’une pensée innommable.

Ce qu’ils exigent c’est une présence : la présence de ce qui ou de qui vient d’ailleurs, en dehors de tout intention ou finalité. »

              René Daumal, Lausanne, Editions L’Âge d’homme, collection « Les Dossiers H », février 1993, p. 217 ; repris in « Petite Anthologie rimbaldienne », Cahier André Dhôtel n° 7, « La Route inconnue », Association des Amis d’André Dhôtel, 2010, p. 151. © François Dhôtel, 2010.

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