RUSE DE MARC-AURELE

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RUSE DE MARC-AURÈLE

“ Je me suis souvent demandé avec étonnement, écrit Marc-Aurèle, pourquoi chacun de nous s’aime plus que tous les autres, et attache cependant moins de prix à son propre jugement sur soi-même qu’à celui des autres. Il est certain que si un Dieu ou un maître sage venait nous ordonner de ne jamais rien concevoir, ni rien penser en nous-mêmes sans aussitôt l’exprimer au-dehors, le crier même, nous ne le supporterions pas un seul jour. Il est donc vrai que nous appréhendons l’opinion du voisin sur nous-même plus que la nôtre.”
On éprouve du raisonnement le passage, et l’endroit difficile. Il faut admettre, ou le reste s’effondre, que c’est sur la même pensée que les autres se prononcent, et nous-mêmes, et donc que cette pensée se peut à volonté porter du dedans au dehors, ou l’inverse : les mots ne marquent pas sur elle, ces mots sont comme s’ils n’étaient pas.
(Je suppose qu’une idée aussi aiguë, et à chaque instant menacée, faisait le souci principal de Marc-Aurèle. Seulement il la voulait faire passer en proposant à l’attention un paradoxe plaisant.)
Les jugements communs sur le mensonge ou la sincérité supposent le même fond : c’est à savoir que l’on parle sa pensée directement, sans intermédiaires, plutôt que de parler ses mots dont l’enchaînement et les jeux pourraient, suivant des lois variées, donner des combinaisons étonnantes.
Il vient de là quelque sentiments curieux : celui, entre autres, de la duplicité du menteur qui, dans le même moment, suppose la morale, pense le vrai et dit le faux. Mais il suffit d’avoir quelque habitude du mensonge pour reconnaître ici une illusion misérable. »

Jean Paulhan, Jacob Cow le pirate ou Si les mots sont des signes, Œuvres complètes, II, p.210.

Notes sur Judith

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valentin-de-boulogne-judith-et-holopherne-v-1626-huile-sur-toile-106-x-141-cm-la-valette-national-museum-of-fine-arts« Le tranchant de mon amour pour toi me fait perdre la tête et c’est parfait ; si on s’inquiétait pour sa tête, on n’irait plus nulle part.

La plume est le plus bas degré de ce qui existe. Ne vois-tu pas que la plume n’a pas accès à la pureté avant que sa tête ait été taillée ? »

Echantillon de calligraphie, Iran, XVI-XVIIIe siècle (Vever Collection, Simthsonian, 86.0344), cité par Denis Hollier, « A l’en-tête d’Holopherne », in Les Dépossédés (Bataille, Caillois, Leiris, Malraux, Sartre), Ed. de Minuit, 1993, p. 139.

Peinture de Valentin de Boulogne (1591-1632), Judith et Holopherne (vers 1626), La Valette, Musée National des Beaux-Arts.

Si, comme le pense Denis Hollier, Michel Leiris s’identifie à Holopherne décapité, ne peut-on croire que Valentin lui aussi se montre sacrifié par la femme vierge, comme Cristofano Allori avait prêté ses traits à Holopherne et ceux de sa maîtresse à Judith, et comme Le Caravage se représentait en Goliath vaincu?

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Valentin, dans toute son oeuvre, se montre insatisfait du peu de justice que le mâle accorde à la femme, et affirme la volonté d’une sorte de revanche improbable mais possible. Regret, repentir, remords d’une faute masculine jamais avouée, toujours voilée mais jamais effacée, même par le bain fatal dans une fontaine de Rome ?

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Les morts

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« J’ai eu l’impression de me trouver en face d’un homme qui ne posait pas en poète : il avait l’air d’un employé, il était affable et discret. Lorsque par la suite, je l’ai lu à fond, je me suis rendu compte que je me trouvais en face de l’un des meilleurs poètes italiens du XXe siècle […] » Alberto Nessi présentant le poète romagnol Raffaello Baldini.

Raffaello Baldini (1924-2005), « Dix poèmes », traduits du romagnol, à partir de la version italienne établie par l’auteur, par Christian Viredaz, La Revue de Belles-Lettres, 2016, 1.

Les morts

Ce que savent les morts, et ils ne disent rien, ils savent tout,
même quand tu es à la maison, tout seul, la nuit,
portes, fenêtres closes, eux ils sont là,
que tu es allé au lit, il est tard, tu as éteint la lumière,
tu es réveillé, dans le noir, il te vient de ces pensées
qu’on ne peut pas les dire, eux ils sont toujours là, ils lisent en toi,
mais ils sont gentils, ils font semblant de ne pas être là.

« Si ne resplendit la lumière »

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Portrait von Alberto Nessi (neu), SP Kanton Tessin, Kandidat fuer den Nationalrat, Parlamentswahlen 2007. (KEYSTONE/Karl Mathis)

(KEYSTONE/Karl Mathis)

Alberto Nessi est né en 1940, il a reçu en 2016 le Grand Prix suisse de littérature pour l’ensemble de son œuvre.

« Si ne resplendit la lumière », ces poèmes traduits de l’italien par Christian Viredaz, sont publiés cet automne 2016 aux Editions d’en bas (Lausanne). Extrait de « Brins d’herbe », poème publié dans La Revue de Belles-Lettres, 2016, 1.

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Faisons place, dans le magasin intérieur,
à cet entrelacs d’herbes, gardons-le à l’esprit
pour quand passera la faucheuse
et gardons aussi la voie lactée des insectes
qui resplendissent
et le voisin au bec gracieux – intrépide
architecte de brindilles
qui fait son nid entre deux sarments –
la pivoine sur le point d’éclore,
le bourdon qui nous menace
avec toute l’armée des abeilles,
donnant l’assaut au lierre et à ses drupes noires.

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Bretagne et mimosa

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En fleur.
A grappes fine où feuille
disparaît.
Air de fougère : découpe des membranes de vert en grille.
Front de mer. Immense, le mimosa. Mars a fait soleil
(un/deux/trois : tourne court au dos du ciel, le jour).
Le coeur ignore
la raison du soir : brille à fendre l’eau de sel.
Jette à la mer la buée des feuilles :
respire. Souffle à paille de récolte :
le grain s’honore en feu.
Saint-Jean trop loin des braises.
Amours.
Air de naguère : saison du chant des fleurs.
Bretagne en flot des arbres : la terre contre la mer love le duvet.
Les plumes percent le jour jaune. Ciel aveugle :
seul en bleu résonne, il a cédé
son territoire. L’espace. Au bout des ongles,
à marée basse en botte ou gerbe d’aurore,
lève
le mimosa.

Isabelle Lévesque, Va-tout, éd. Les Vanneaux, 2013.

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J’ai eu un peu de mal à me procurer le livre où se trouve ce poème que j’aime, et c’est pourquoi je le présente ici, non pour m’en parer, et encore moins pour l’expliquer. La poésie d’Isabelle Lévesque est difficile, et je n’en serai pas l’exégète. Simplement, que l’on donne sa confiance à un poème au point de le balbutier, et la confiance cherche à se partager, à se répandre, c’est un phénomène physique.

Il se trouve que j’ai évoqué avec dépit le mimosa dans un livre ancien. Oserai-je poser ces phrases sous le beau poème? Ces phrases échouaient par manque d’amour à dire le mimosa, et portaient cette lamentation :

« Je hais le mimosa. Je le hais, depuis l’enfance. Cette couleur et cette forme, démente. Où plutôt, c’est le mimosa qui m’est violemment hostile. (Deux choses du monde incompatibles : le mimosa, moi.) Faut-il que je m’efforce d’aimer le mimosa (comme on s’efforce d’aimer une personne avec laquelle il faut bien cohabiter?) Si je n’aime pas le mimosa, puis-je prétendre aimer le monde? Y aura-t-il du mimosa au paradis? L’enfer, est-ce le mimosa? » (Feu d’épines, 1993)

Je souris aujourd’hui de cette angoisse, de cette rage d’expression déçue. Le monde me demande-t-il de l’aimer? Ou simplement de passer, de le regarder, de l’oublier ? Il est vrai : « Le coeur ignore / la raison du soir », comme il ignore la raison du mimosa. Mais ignorer n’est pas cesser d’aimer, comme je le croyais naïvement il y a plus de vingt ans. Le poète est un ignorant qui parle à ceux qui veulent ou croient savoir, ne leur délivrant nul savoir. Que la rage du savoir déçu ne se tourne ni vers la fleur, ni vers le poème.