Méfiance

Views: 17

page8-1004-thumb

photo Gyula Zarand

Il est évidemment déplorable d’avoir un cœur humain. Ce que nous voulons ce n’est pas nous incorporer au thème d’une humanité conçue de telle ou telle façon, mais nous affirmer malgré ce thème. L’amour du prochain a une originalité évidente. Il procède du sentiment que chaque être réalise une exception. L’unification humanitaire des passions peut être conçue par quelque dogme social, jamais par la littérature.

C’est pourquoi il n’y a pas lieu de se plaindre qu’une masse d’hommes se trouve coupée d’une connaissance suffisante et se compose de groupes foncièrement étrangers. Le premier enseignement de la littérature c’est l’indépendance et la sauvagerie (d’accord avec l’amour, l’amitié et n’importe quelle expression de l’amour).

N’exagérons rien. Tout de même il y a par exemple des lecteurs de romans d’amour, parmi ceux-ci certains tiennent pour le mariage, d’autres pour la liberté passionnelle, d’autres pour la courtoisie, pour le coup de foudre, le malheur, le bonheur, les scènes, la jalousie, une sagesse, une amitié. […]

Croyez-vous qu’en somme le public se compose d’aussi étonnantes variétés ? En tout cas chacun recherche bien cette sauvagerie dont je parlais, quelque sentiment qui ne soit qu’à lui, et ressemble si rarement à celui d’un autre que les amitiés sont toujours exceptionnelles quoique fréquentes.

Mais la meilleure preuve est cette méfiance qui se manifeste partout.

André Dhôtel, La Littérature et le hasard, Fata Morgana, 2015, pp. 42-43.

1871-001-151015123026

Quand on voit partout cette méticuleuse méfiance, il y a mieux à faire que de la secourir ou de l’étayer, comme le préconisait héroïquement Kafka – « Dans le combat entre le monde et toi, seconde le monde », mais il serait absurde de lutter contre elle, de faire le moindre geste, de proférer la moindre parole pour tenter de la dissoudre. Il sera tout de même permis d’en rire.

Le poète et le temps

Views: 19

luzi

Mario Luzi développe, en particulier dans ses derniers recueils «symphoniques», une profonde méditation sur le temps, pensé dans la perspective qui est la sienne, chrétienne, d’éternité. En voici un exemple dans un poème publié dans le livre Sotto specie umana à Mi­lan en 1999, et traduit en français par Jean-Yves Masson sous le titre A l’image de l’homme (Verdier, 2004). (Je donne la traduction en français, suivie du texte original.)

© Editions Verdier 2004 pour la traduction française de Jean-Yves Masson

© Garzanti Milano 1999 pour le texte originalLUZI_STAT_OCTOBRE_DORE_MASSON - copie

LUZI_STAT_INDORA_OTTOBRE - copie

L’enseignement

Views: 17


« L’élève pour lequel on fait chacun de ses cours, pour lequel on érige sa parole, pour lequel on la dirige vers plus de justesse, et qu’on ne regarde jamais, auquel on ne va jamais parler, par humilité et par nécessité : on  ne doit pas trop exister pour lui. On ne doit pas faire écran. (Cette année, c’est Maria la flibustière des mers de Chine; au début de l’enseignement, ce fut Saïd le philosophe, qui partageait en tout ma morale de la distance.) »

                 La Fin de l’attente, Le Temps qu’il fait, p. 82.

Maria laissa un jour dans un devoir une lettre en anglais de son père, et eut un étrange regard quand je lui rendis sa copie avec la lettre bien cachée. Saïd me demanda avec une émotion non feinte à quoi pouvait bien servir le poème de Mallarmé « Brise marine ». Chacune de ses « rédactions » était admirable, et je regrette de ne pas les avoir toutes copiées pour pouvoir les relire. Il avait une vive sensibilité proustienne, et on comprend bien qu’il ne pouvait souffrir les bibelots du jeune Mallarmé. Saïd m’a donné à lire un des plus beaux textes que j’ai lus sur la Mère, tout empreint de la plus noble compassion.

 

André Dhôtel, René Daumal, Arthur Rimbaud

Views: 29

318-362-thickbox

André Dhôtel, René Daumal, Arthur Rimbaud

     « Daumal dans ses diverses tentatives de dérèglement ou d’austérité, subit le même échec que Rimbaud en ses négations ou contradictions. Il n’en sort pas. Cependant comme lui acquis à une conviction inébranlable : la véritable voie spirituelle est un secret à retrouver, c’est-à-dire un élan originel vers ce qui est autre, vers l’inconnu qui nous échappe et seul peut nous redonner la lumière et le salut.

Cela n’est pas une aliénation (j’ai joué de bons tours à la folie, dit Rimbaud) mais une vision venue de l’extérieur au travers de quelque rupture opérée dans le monde, dans la pensée rationnelle aussi bien qu’irrationnelle.

Il s’agit pour Daumal comme pour Rimbaud de bien autre chose que de combattre la morale constituée, les lieux communs mystiques ou l’idéal prôné par les écoles. Ils ont formé le vœu de se livrer à une étude qui ravive une source première de la pensée, provoque une renaissance inattendue.

Daumal s’affirme comme Rimbaud par un retrait semblable à une défaite mais qui permet de veiller à l’avènement d’une pensée innommable.

Ce qu’ils exigent c’est une présence : la présence de ce qui ou de qui vient d’ailleurs, en dehors de tout intention ou finalité. »

              René Daumal, Lausanne, Editions L’Âge d’homme, collection « Les Dossiers H », février 1993, p. 217 ; repris in « Petite Anthologie rimbaldienne », Cahier André Dhôtel n° 7, « La Route inconnue », Association des Amis d’André Dhôtel, 2010, p. 151. © François Dhôtel, 2010.

René Daumal par André Dhôtel

Views: 29

Ren_Daumal

Fallait-il être un Ardennais pour évoquer si parfaitement et si précisément la vie et l’oeuvre d’un autre poète ardennais? Nul ne m’empêchera de le croire. Quelque chose dans cet étrange pays de frontière semble porter à une extrême précision dans l’évocation de l’inconnu. André Dhôtel a rédigé l’article consacré à René Daumal  dans le Nouveau Dictionnaire des Auteurs de tous les temps et de tous les pays, Robert Laffont, 1980. Ce texte est une introduction merveilleuse à une oeuvre difficile entre toutes.

En voici la conclusion:

« La démarche de Daumal se situe donc dans un courant profond où la pensée, depuis Rimbaud, tend à établir que la connaissance essentielle ne peut nous être donnée que par une mystique et même une poésie qui s’affirment comme seule vraie science. A la condition expresse que les croyances et les réalisations de l’art ne cessent d’être interrogées, au cours de notre vie et de notre conduite, la vérité ne peut que parler en nous, dans notre langage, et assurer notre destin au-delà d’un monde dont la réalité exige déjà, à tout instant, une révolution transcendante. Pour quoi Daumal, homme de religion, cherche à renoncer à toute prétention afin d’écouter une parole (aussi bien littéraire) venue d’ailleurs pour nous sauver. »

Nouveau Dictionnaire des Auteurs de tous les temps et de tous les pays, Robert Laffont, 1980, tome I, p. 825.